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Pourtant, sans les paradis fiscaux, les fonds d’investissement à portée internationale auraient beaucoup moins d’attrait pour les investisseurs individuels et les caisses de retraite.

«Dans un univers mondialisé, les investisseurs de fonds d’investissement habitent partout dans le monde. Sans les paradis fiscaux, les structures de fonds d’investissement pouvant accueillir de tels investisseurs souffriraient parfois de double imposition – en raison notamment des impôts retenus à la source en fonction de la provenance du bénéficiaire – ou seraient forcées de devenir trop complexes et coûteuses», dit Me Guillaume Lavoie, associé au cabinet Lavery.

Spécialiste du capital d’investissement privé et du capital de risque, Guillaume Lavoie explique qu’au départ, les profits que génèrent les projets d’investissement propulsés par ces fonds sont taxés dans les pays où ils se trouvent. De plus, les bénéfices provenant de ces projets qui sont ultimement versés aux souscripteurs sont imposés dans les pays de résidence de ces mêmes souscripteurs.

En revanche, entre les deux, la libre circulation des capitaux au niveau du fonds nécessite souvent la mise en place de structures qui ont pignon sur rue dans des paradis fiscaux, par exemple les îles Caïmans. «C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne vois pas les paradis fiscaux comme favorisant nécessairement l’évitement fiscal et le blanchiment d’argent», poursuit Guillaume Lavoie.

L’avocat ne nie pas qu’il existe des stratégies de dissimulation de fonds dans des structures opaques visant à éviter de payer des impôts «et qu’il faut les combattre». Cependant, ajoute-t-il, cette façon de voir est partielle, puisque les paradis fiscaux contribuent aussi à faciliter les investissements internationaux.

Philosophe médiatisé, Alain Deneault avance un point de vue sans nuance dans son livre Une escroquerie légalisée : Précis sur les «paradis fiscaux» (Écosociété, Montréal, 2016). Sous sa plume, les paradis fiscaux sont des «pays crapuleux qui permettent le blanchiment d’argent». Une image que les médias grand public reprennent en tout ou en partie lorsqu’ils traitent de la question.

«Quand les médias abordent la thématique des paradis fiscaux, c’est sous l’angle des valeurs morales. Leur message, c’est « voici les personnes qui fraudent ! » ou encore « ce n’est peut-être pas illégal, mais ceux qui en profitent sont ceux qui ont les moyens financiers de le faire ! ». En conséquence, les médias alimentent l’envie, la frustration et l’insatisfaction», dit Jean-François Dumas.

Observateur aguerri de l’univers médiatique, Jean-François Dumas dirige Influence Communication, une firme d’analyse de contenus de médias imprimés et électroniques.

Ainsi, constate-t-il, au lieu d’expliquer les tenants et aboutissants d’enjeux complexes, les médias misent plutôt sur l’émotion. «On n’a jamais été aussi instruits. Et pourtant, la principale méthode de mise en marché de la nouvelle consiste à susciter des émotions comme l’envie et la peur. Les médias n’ont pas besoin d’expliquer l’envie et la peur. Par contre, expliquer des phénomènes complexes comme les paradis fiscaux leur demanderait du temps. Les entreprises médiatiques feraient moins d’argent et ce serait moins « vendeur »», signale-t-il.

Une coûteuse phobie

La tendance des médias à évoquer les paradis fiscaux d’un point de vue moralisateur a fait des victimes collatérales du côté des caisses de retraite, car elles aussi doivent investir à l’international.

«Si les investisseurs institutionnels comme les caisses de retraite ne peuvent plus aller à l’international, leur compétitivité en sera touchée. Ces investisseurs devront investir autrement et leurs rendements seront moindres», dit Guillaume Lavoie.

À l’heure actuelle, observe l’avocat, des caisses de retraite québécoises et canadiennes hésitent parfois à investir dans des fonds situés dans des paradis fiscaux par crainte de nuire à leur réputation. «Les paradis fiscaux sont devenus une phobie. Nous en sommes là !» déplore-t-il.

Dans le sable chaud

Éric St-Cyr était gestionnaire de fonds discrétionnaires aux îles Caïmans. Son rêve de porter des bermudas et de fouler le sable chaud des plages ensoleillées n’a pas duré très longtemps. En effet, après l’intervention de l’Internal Revenue Service (IRS) de l’Oncle Sam, Éric St-Cyr s’est retrouvé en prison en vertu d’une condamnation pour blanchiment d’argent. Il a relaté son expérience dans un livre autobiographique, À l’ombre du soleil (Parfum d’encre, 2016).

«Aujourd’hui, je n’accorderais plus ma confiance aussi facilement. J’ai eu le malheur d’accepter un client dont les fonds provenaient d’une faillite discutable. J’aurais dû éviter les ententes de personne à personne et ne gérer que des comptes validés par les grandes banques et leur processus de due diligence», dit-il.

Devenu un connaisseur de la chose, Éric St-Cyr estime que le débat sur les paradis fiscaux ne fait que commencer. «Je crois qu’il est de plus en plus difficile, pour les individus, de placer des sommes d’argent offshore et d’en retirer des bénéfices fiscaux. Les gouvernements occidentaux le rendent de plus en plus difficile», soutient-il.

En revanche, les entreprises auraient beau jeu d’emprunter cette voie afin de réduire leurs impôts.

«Il existe de plus en plus d’ententes gouvernementales visant à éviter la double imposition des entreprises. Ainsi, une entreprise multinationale canadienne qui paie des impôts dans un pays ayant signé une telle entente n’en paiera pas ici. Cela a du sens lorsque les systèmes d’imposition sont similaires. Le problème, c’est que les impôts sont inexistants ou presque aux îles Caïmans», explique Éric St-Cyr.

La conséquence ? «Les grandes entreprises se déplaceront vers ces paradis fiscaux et les revenus de l’État en souffriront», évoque l’ex-gestionnaire de fonds discrétionnaires des îles Caïmans.

Les États-Unis, nouveau paradis de la gestion de fonds non déclarés ? Selon le classement de l’organisme de recherche Tax Justice Network, les États-Unis se situent au deuxième rang des pays les plus opaques de la planète en matière d’échange d’informations bancaires. L’organisme souligne que le pays lutte contre les paradis fiscaux étrangers «tout en étant un paradis fiscal pour les étrangers». Les autorités américaines refusent d’utiliser le système d’échange automatique de données bancaires mis sur pied par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Le Tax Justice Network relève que Washington peut forcer les pays tiers à lui fournir des informations sur les transactions bancaires faites par des Américains hors de leur pays, grâce à la Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA). En revanche, la réciprocité n’existe pas. D’après le Tax Justice Network, cette situation amène des institutions financières américaines à prospecter activement le marché des détenteurs de capitaux étrangers à la recherche de discrétion. Trois États américains seraient ainsi devenus de véritables paradis fiscaux : le Delaware, le Nevada et le Wyoming.