Photo portrait de Jean Vincent
Gracieuseté

Jean Vincent, président et chef de la direction de la ­Société de crédit commercial autochtone (SOCCA), aide depuis 30 ans les représentants des ­Premières ­Nations à accéder à l’autonomie financière. Ce comptable de formation, membre de la ­Nation ­huronne-wendat, a consacré sa carrière à concevoir des solutions financières inédites pour répondre aux besoins des membres de sa communauté. Il se décrit comme « un développeur qui aime trouver des solutions qui n’existent pas pour des problèmes qui semblent impossibles à résoudre ».

« ­Pour les Premières Nations, la difficulté d’accéder au financement a été la principale raison qui a motivé et orienté l’essentiel de ma carrière depuis le milieu des années 1980 jusqu’à aujourd’hui », ­dit-il. L’accès au financement limite l’autonomie financière des ­Autochtones. Obtenir un prêt pour se lancer en affaires ou acheter une maison, par exemple, relève du parcours à obstacles pour les membres des Premières ­Nations.

Les ­Autochtones ont des difficultés à accéder au capital, et ce, pour trois raisons, explique ­Jean ­Vincent. La première est l’article 89 de la ­Loi sur les ­Indiens, qui prévoit que les ­Autochtones qui sont situés dans une réserve sont insaisissables. « ­Il est difficile de financer une entreprise, même une maison, lorsqu’on n’est pas capable de donner le bien en garantie », ­explique-t-il. De plus, beaucoup de communautés des ­Premières ­Nations sont éloignées des grands centres financiers. « ­Enfin, le marché des Premières ­Nations est moins bien connu des grandes institutions financières, qui éprouvent une certaine méfiance envers lui », note ­Jean ­Vincent.

Lorsqu’il est nommé directeur du développement économique à ­Wendake, le conseil de bande lui demande de travailler sur une solution pour les entrepreneurs de la communauté qui ont de la difficulté à obtenir du financement. ­Ceux-ci avaient besoin de capital pour démarrer leurs entreprises ou pour prendre de l’expansion. Wendake compte quelque 2 200 habitants, dont 1 500 Hurons-Wendats qui y vivent. Près d’une centaine d’entreprises y sont en activité, dans des secteurs très variés, du commerce de détail à l’exportation, en passant par la fabrication et le tourisme, précise Jean Vincent.

Page blanche

Lorsqu’il prend ses fonctions, tout est à créer. Il s’entoure de professionnels de la finance et de juristes pour mettre en place la ­SOCCA, qui voit le jour en 1992. L’organisation à but non lucratif (OBNL) démarre avec un capital de cinq millions de dollars alloués par le gouvernement fédéral pour assurer des prêts aux entrepreneurs de la communauté.

Obtenir le financement nécessaire pour fonder la société n’a pas été de tout repos. Cinq années de négociations se sont écoulées entre la préparation du plan d’affaires et l’octroi de la première tranche de financement. Jean Vincent était âgé de 35 ans à l’époque et montait au front avec ses seuls diplômes et titres comptables en poche, à défaut d’une longue feuille de route professionnelle. « Nous avons dû démontrer que nous avions les compétences dans l’équipe et soumettre un plan d’affaires très détaillé ainsi que des politiques et procédures de crédit, des modèles de contrats de prêts et de garantie de prêts. Il a fallu aussi faire la démonstration que nous étions soutenus sur le plan politique, donc vendre notre projet non seulement au gouvernement du ­Canada, mais aussi aux ­Premières ­Nations », signale le dirigeant.

Au fil des ans, la recherche de financement est toujours restée un défi pour la ­SOCCA, ­dit-il. Toutefois, la société a pu s’appuyer ensuite sur ses résultats pour prouver sa solidité. L’actif sous gestion de la société a atteint 30 M$ en 2023, pour un chiffre d’affaires annuel de 3 M$. Le taux de pertes sur les prêts est inférieur à 0,25 %, ce qui est très bas, se félicite ­Jean ­Vincent. Depuis sa création, l’OBNL a investi près de 100 M$ dans plus de 800 projets.

En 2001, ­Jean ­Vincent participe à la mise sur pied d’Investissement ­Premières ­Nations du ­Québec, une société de capital de risque créée en 2001 en partenariat avec le ­Régime des bénéfices autochtones, la Corporation de développement économique montagnaise, le ­Fonds de solidarité ­FTQ et ­Desjardins. « Cela a été un autre défi, car il a fallu convaincre les différents investisseurs autochtones et non autochtones non seulement qu’il y avait un intérêt à investir, mais aussi qu’ils ne perdraient pas leur capital. »

En 2005, un autre levier s’ajoute au coffre à outils : la Société d’épargne des ­Autochtones du Canada (SEDAC). Afin de se capitaliser, cette organisation sans but lucratif dérivée de la ­SOCCA a émis des obligations pour une valeur totale de 1 M$ pour la première émission. La totalité des obligations s’est envolée en moins d’une journée, principalement auprès des épargnants de la communauté. « ­Plutôt que de placer leur argent dans une banque ou dans une caisse populaire dans des dépôts à terme, les membres des communautés préfèrent acheter nos obligations, un peu comme des obligations d’épargne du ­Canada ou du ­Québec. »

En 2023, la ­SEDAC administre des actifs totalisant 100 M$ et déclare un chiffre d’affaires de 3 M$ pour un taux de défaillance de 0 % sur le remboursement des prêts. Depuis sa création, la société a effectué une vingtaine d’émissions d’obligations de 5 ans, récoltant plus de 50 M$. Ce bas de laine est entièrement réinvesti dans le financement de prêts à la communauté. « ­En matière de surplus, c’est variable d’une année à l’autre. Cela dépend des investissements réalisés. C’est important qu’on soit rentable, parce qu’il faut générer des revenus. Cependant, comme ­OBNL, on n’a pas à récompenser des actionnaires. »

Depuis 2010, la SEDAC concentre sa mission sur l’accès à la propriété, un défi important pour les membres des Premières Nations dans les réserves, qui n’ont pas accès au financement hypothécaire traditionnel en raison de la Loi sur les Indiens. « ­On parle beaucoup de la crise du logement en ce moment au ­Canada, mais dans les communautés autochtones, cela fait longtemps qu’elle existe. »

En 2010, ­Jean ­Vincent s’attaque au plus grand défi de sa carrière : reproduire le modèle de la ­SOCCA à l’échelle du pays pour en faire une initiative nationale, en s’associant avec d’autres institutions financières autochtones. « ­Notre objectif est de nous assurer de disposer du capital nécessaire pour un marché de huit milliards de dollars de financement », ­indique-t-il. L’équipe de la ­SOCCA travaille à ce projet en partenariat avec l’Association nationale des sociétés autochtones de financement, le gouvernement fédéral, la ­Société canadienne d’hypothèques et de logement et des partenaires du secteur privé, dont la ­Fondation ­McConnell et la firme ­Casgrain & ­Compagnie.

La prochaine étape consiste à récolter une première tranche de capital de 150 M$, qui sera suivie par une autre tranche de 350 M$, puis d’un portefeuille de prêts de 500 M$. La dernière étape sera d’accéder aux marchés financiers via des mécanismes de titrisation. « ­On est dans une phase intense de négociation et j’ai bon espoir que ça va se réaliser », indique ­Jean ­Vincent.

Enfance à ­Charlesbourg

Jean ­Vincent a passé les cinq premières années de sa vie à ­Wendake, où son père dirigeait la succursale de la ­Banque canadienne nationale. Lorsque ­celui-ci obtient un poste de directeur de succursale à Limoilou, la famille déménage à ­Québec et s’installe dans le quartier de ­Charlesbourg. Au Petit Séminaire de ­Québec, où il effectue ses études secondaires et collégiales, ­Jean ­Vincent est intéressé par les sciences. Il se voit plus tard devenir médecin, dentiste ou ingénieur, mais pas banquier. C’est pourtant dans l’institution financière de son père, où il commence comme commis à l’épargne, qu’il attrape la piqûre de l’administration. « J’ai toujours eu de l’ambition. Je me voyais grandir dans la banque. J’aspirais à des postes de direction. Pourquoi ne pas devenir président de la banque ? ­Je me suis embarqué sur un programme d’entraînement à la direction. J’ai aimé le monde bancaire et j’ai commencé véritablement à m’intéresser à l’administration. »

Il part ensuite travailler pendant quatre années pour le gouvernement fédéral dans la ­Basse-Côte-Nord avant de demander son transfert à ­Québec afin de poursuivre des études universitaires en administration à l’Université Laval. « J’avais un poste de professionnel, mais j’aspirais à beaucoup plus. Je voulais avoir plus d’outils pour me développer. » ­De 1984 à 1989, il termine un baccalauréat en administration des affaires et une licence en science comptable, passe les examens de deux ordres professionnels comptables de l’époque, tout en travaillant à temps plein et en élevant deux jeunes enfants.

La ­Loi sur les ­Indiens, créée en 1876, constitue une des principales contraintes à l’accès au financement pour les Autochtones, estime ­Jean ­Vincent. « ­Cette loi fait que même si notre poids dans la population est de 5 %, notre contribution au ­PIB du pays n’est que de 2 %. Nous ne récoltons que 0,2 % du capital qui est disponible au Canada pour les entreprises. » ­Cette situation crée un décalage économique important avec le reste des Canadiens, ajoute le dirigeant.

La ­Loi sur les ­Indiens n’est toutefois pas à rejeter en bloc, selon lui. « À travers la ­Loi sur les ­Indiens et d’autres lois qui ont été créées, comme la ­Loi sur la gestion financière des ­Premières ­Nations, la ­Loi sur la gestion des terres des ­Premières ­Nations, et la Loi sur les institutions fiscales des ­Premières ­Nations, les peuples autochtones disposent d’opting out qui ont contribué à leur faciliter l’accès au capital. » ­Il estime cependant qu’il faudrait réaménager la ­Loi sur les ­Indiens ou adopter de nouvelles lois pour permettre aux ­Premières ­Nations de se doter d’outils de financement.

Travailler en partenariat

La solution aux défis du financement pour les membres des ­Premières ­Nations passe avant tout par des partenariats entre les institutions financières autochtones et les allochtones, croit le dirigeant. « ­Les besoins des communautés en matière de financement sont tellement importants que les institutions autochtones ne pourront pas régler tous les problèmes [en vase clos]. »

Cela vaut également pour les institutions financières allochtones. « ­Trop souvent, par le passé, des sièges sociaux de grandes banques ont mis en place des initiatives visant les communautés sans consulter les gens sur le terrain. Ils arrivent avec une solution toute faite et veulent l’appliquer, alors qu’il faudrait travailler en concertation pour que ces initiatives, qui partent d’une bonne intention, aient les effets escomptés ».

Jean ­Vincent rêverait de mettre sur pied une institution financière pour les ­Premières ­Nations à l’échelle nationale, sur le modèle de la ­Banque de développement du Canada (BDC), une institution créée par le gouvernement fédéral pour soutenir les entrepreneurs. Une banque traditionnelle ne peut pas jouer ce rôle, ­estime-t-il, « parce que les solutions qui fonctionnent le mieux au sein des Premières ­Nations, ce sont des solutions dirigées, contrôlées et possédées par les ­Premières ­Nations ».

Aujourd’hui, ­Jean ­Vincent ne souhaite plus devenir président d’une grande banque. Ses rêves et ses ambitions pour ­lui-même et sa communauté, il les a déjà réalisés en partie grâce à la ­SOCCA. Tranquillement, il passe le flambeau. En avril 2022, ­Martin ­Légaré a pris la relève des activités en tant que directeur général. Une nouvelle étape commence.