Un homme d'affaire avec la main tendue. Au-dessus, on voit pleins de bulles avec un signe d'argent dedans.
shutter999 / 123rf

Également appelés « commissions de transition », « bonis de transfert » et « bonis de transition », ces prêts remboursables se présentent comme une compensation d’un manque à gagner.

« En raison des règles du jeu actuelles, les conseillers qui changent de réseau doivent contacter leurs clients un par un afin d’effectuer les transferts de comptes. Pendant ce temps, ils ne font pas de ventes ni de développement d’affaires. De plus, ils sont à la merci de leurs anciens cabinets qui peuvent leur mettre des bâtons dans les roues. D’ailleurs, certains ne s’en privent pas ! » dit Flavio Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF).

Ces commissions de transition se situeraient généralement entre 5 000 $ et 7 000 $ par million de dollars en actif sous administration. Dans certains cas, des conseillers peuvent toucher jusqu’à 10 000 $ par million d’actif.

Au moins quatre grands réseaux de distribution, dont trois appartiennent à des institutions financières, utiliseraient activement cette méthode de recrutement. Ils ont tous décliné nos propositions d’entrevues. Selon Stéphane Dulude, vice-président, développement des affaires au Groupe financier PEAK, il y a plus de quatre réseaux actifs en la matière. « Des réseaux canadiens, moins présents et moins connus au Québec que dans le reste du Canada, font aussi des offres de ce genre. La pratique est largement répandue et elle dure depuis de nombreuses années », dit-il.

Les représentants en épargne collective sont-ils nombreux à recevoir ce genre d’offres ? Quels sont les enjeux des commissions de transition ? À l’heure où s’impose, chez les régulateurs, l’impératif de transparence de la rémunération, les conseillers qui changent de réseau devraient-ils dire à leurs clients qu’ils ont reçu une commission de transition ?

Ampleur de la situation

Parmi les dirigeants de cabinets ayant accepté nos propositions d’entrevues (certains les ont déclinées), aucun ne signale avoir accordé de prêts ou de commissions de transition dans les proportions mentionnées plus haut, à savoir les 5 000 $ à 7 000 $ par million de dollars en actif sous gestion.

Leur est-il arrivé de perdre, de cette façon, leurs conseillers parmi les plus performants ? Seul James McMahon dit tout haut avoir subi de lourdes pertes. « L’ampleur et l’attrait de ces commissions de transition m’ont fait perdre entre 12 % et 15 % de mes meilleurs conseillers en épargne collective », déclare le président pour le Québec du Groupe Financier Horizons. Il définit les meilleurs conseillers comme ceux ayant au moins 30 M$ en actif sous administration.

À l’autre bout du spectre, Guy Duhaime, président fondateur du Groupe Financier Multi Courtage, affirme n’avoir subi qu’une seule défection, « il y a plusieurs années ». Un conseiller du Groupe, dit-il, avait plié bagage afin de rejoindre un réseau qui lui avait offert « quelques centaines de milliers de dollars, une somme qu’un petit cabinet indépendant ne peut s’offrir de payer ». Il ajoute que « si cette pratique devenait affaire courante, les petits cabinets ne pourraient pas survivre ».

Le président de la Financière S_Entiel, Dominic Demers, révèle avoir vécu une seule expérience de ce genre. « J’ai déjà perdu un conseiller qui avait reçu une compensation de 6 000 $ par million d’actif sous gestion. Comme industrie, on devrait faire mieux », dit-il.

Stéphane Dulude signale que « les grands réseaux qui offrent de fortes commissions de transition nous empêchent de recruter des conseillers qui, autrement, pourraient venir chez nous ».

Gino-Sébastian Savard, président de MICA Cabinets de services financiers, dit qu’il lui est arrivé de perdre un conseiller aux mains d’un de ces réseaux. « Nos conseillers ne partent pas pour un chèque. S’ils partent, c’est que la relation s’est étiolée », déclare-t-il.

De son côté, le chef de la conformité chez Mérici Services financiers, Maxime Gauthier, signale que son cabinet a vécu, il y a quelques années, une expérience de ce genre à oublier. « Sur le moment, ç’a fait mal », dit-il. Selon lui, les réseaux qui offrent ce genre de commissions de transition pourraient, en théorie, écrémer l’industrie du conseil. « Ils pourraient tuer la concurrence. C’est un risque », prétend Maxime Gauthier.

Sous le couvert de l’anonymat, un connaisseur expérimenté du milieu affirme que « l’esprit d’orgueil des responsables de cabinets et la crainte que d’autres conseillers soient éventuellement attirés par d’alléchants bonis de transfert font que des cabinets ne diront pas qu’ils ont été frappés de plein fouet par ce maraudage. Or, plusieurs l’ont été, certains très récemment, et plusieurs continueront à l’être. Pour certains, c’est la crainte du démantèlement qui se profile », dit-il.

Vente de produits maison

Les dirigeants qui nous ont accordé des entrevues estiment que les commissions de transition de plus de 5 000 $ par million de dollars en actif sous administration reflètent davantage que l’effort fourni par les conseillers lors de la transition aux nouveaux réseaux.

« Offrir 2 000 ou 3 000 $par million d’actif sous gestion serait raisonnable. Cela couvrirait les frais de transfert du conseiller et le dédommagerait par rapport à l’insécurité du lendemain », dit James McMahon.

Que pourraient alors recouvrir ces offres de plus de 5 000 $ par million de dollars en actif sous gestion ? « Je vois ce type de compensation comme un boni à la signature », avance Dominic Demers, de la Financière S_Entiel. Si la tendance aux commissions de transition se poursuivait, celui-ci estime que les régulateurs devraient éventuellement « jeter un coup d’oeil sur le mixte des produits maison vendus par ces conseillers ».

Car voilà, les dirigeants de cabinets interviewés évoquent la possibilité que la rentabilité de ces commissions de transition passe par la vente de produits maison, c’est-à-dire des produits manufacturés par une entité affiliée au réseau de courtage.

« Ce que ces réseaux ne disent pas, c’est qu’ils amènent le conseiller à transférer rapidement ses fonds communs vers des fonds maison. Dans le cas d’un de nos anciens conseillers qui m’a été rapporté, plus de 60 % de son actif sous gestion avait été transféré, en l’espace de deux ans, dans les fonds maison de son nouveau réseau », relate James McMahon.

Chaque tranche de 1 000 $ par million d’actif sous administration versée à titre de commission de transition représente environ une année de profit chez le distributeur, d’après Gino-Sébastian Savard : « En versant 7 000 $ par million, sept ans de profit s’envolent. Comment peuvent-ils y gagner au change ? »

Gino-Sébastian Savard enchaîne en évoquant la vente de produits maison. « Les conseillers qui changent ainsi de réseau ressentiront fatalement de la pression à vendre davantage de fonds communs maison », dit-il.

Du côté du Groupe financier PEAK, Stéphane Dulude suggère que « les bonis de transition peuvent ressembler à l’achat de blocs d’affaires. Ces conseillers sont-ils tenus de vendre davantage de produits maison ? L’hypothèse n’est pas farfelue. »

« Les conseillers ayant reçu de fortes commissions de transition peuvent potentiellement subir plus de pression pour la vente de produits maison. Nous avons eu vent de cela », dit Maxime Gauthier.

Solutions évoquées

Selon James McMahon, la vente accrue de produits maison placerait les conseillers en situation de conflit d’intérêts. « Ces conseillers ne peuvent plus se dire conseillers indépendants », affirme-t-il.

« L’Autorité des marchés financiers [AMF] devrait exiger que ces conseillers disent à leurs clients qu’ils ont touché des commissions de transition. Étant au courant, ces clients pourraient au moins demander des explications », estime James McMahon.

Stéphane Dulude va dans le même sens : « Les conseillers devraient divulguer à leurs clients qu’ils offrent des produits maison, en raison de cette situation de conflit d’intérêts potentiel. À mon avis, le régulateur devrait possiblement demander qu’il y ait divulgation des commissions de transition. »

D’après le patron de MICA, le régulateur devrait faciliter le passage d’un réseau à l’autre. « Il y a quelques années, on pouvait facilement faire des transferts de clients en bloc, d’un réseau à l’autre. Aujourd’hui, les représentants doivent contacter leurs clients un par un. Si le transfert de clientèles se faisait en bloc, les montants accordés à titre de commissions de transition seraient sous la loupe. C’est au régulateur d’y voir », estime Gino-Sébastian Savard.

Même son de cloche chez Maxime Gauthier : « Il faut rétablir la possibilité de faire des transferts en bloc de clientèles. Les commissions de transition devraient être dévoilées aux clients. Les régulateurs s’intéressent à la question des mixtes de produits vendus, ce n’est pas simple, mais ça bouge. »

Le président de l’APCSF, Flavio Vani, se dit d’accord avec une partie de ces propositions. « Les représentants devraient pouvoir exercer facilement leur droit de changer de réseau. En facilitant les changements de réseaux, on augmenterait l’efficience des marchés », affirme-t-il.

Cependant, ne demandons pas à Flavio Vani d’être d’accord avec le dévoilement des commissions : « Les représentants ne sont pas des employés. Ils n’ont pas à justifier leurs décisions d’affaires sur le terrain des commissions. »

L’AMF a décliné notre proposition d’entrevue.