Lors de son premier appel public à l’épargne en 2008, la société Visa offrait son titre sur le marché primaire selon une fourchette de prix allant de 37 à 42 $ l’action.

Un an plus tard, le titre de Visa s’échangeait à 61 $ sur le marché secondaire, soit une hausse de 47 % du prix originel.

Un escompte auquel les investisseurs québécois n’ont pas eu accès, faute de documentation en français.

En 2012, la valeur des capitaux levés sur le marché primaire canadien était de 45 G$.

«En 2009, seulement 53 % des prospectus déposés au Canada l’étaient au Québec ; en 2012, c’était 48 %. Cela signifie que les investisseurs du Québec manquent plus d’une occasion d’investissement sur deux», souligne Pierre Lortie, conseiller principal, Affaires, à l’étude d’avocats Dentons.

Ainsi, les investisseurs québécois n’ont pas accès à plus de la moitié des titres boursiers vendus sur le marché primaire canadien chaque année.

Le Québec marginalisé

En théorie, le manque à gagner pourrait atteindre 20 G$, soit la moitié de la valeur des 45 G$ de capitaux levés sur le marché primaire au Canada dont le Québec n’a pu tirer parti.

Une situation qui n’est pas étrangère à la marginalisation du Québec financier dans le contexte nord-américain, ajoute Pierre Lortie.

«On a voulu [réglementer à outrance] au lieu de dynamiser l’industrie, et nous voilà avec une procédurite», lance François Demers, président du conseil de Fin-XO Valeurs mobilières, de Montréal.

«Nous représentons 22 % de la population canadienne, mais nous ratons 52 % des occasions», ajoute-t-il.

Ainsi, les dispositions relatives à la protection de la langue française, contenues dans la Charte de la langue française, sont enchâssées dans la Loi sur les valeurs mobilières (LVM).

L’article 40.1 stipule que tous les documents déposés lors des financements publics, effectués sur le marché primaire, doivent être traduits en français.

Sauf que les exigences de la LVM sont plus sévères que celles contenues dans la Charte de la langue française, observe Pierre Lortie.

«Les instruments mis en place pour protéger la langue française ont l’effet contraire», soutient celui qui a été président de la Bourse de Montréal.

Outre le volumineux prospectus, l’ensemble des documents exigés par les autorités boursières lors d’un appel public à l’épargne, notamment les diverses circulaires, la notice d’offre et la divulgation des risques, doit être disponible en français pour être accessible aux investisseurs et aux gestionnaires québécois.

Pertes pour le secteur

«C’est un des éléments qui expliquent l’effritement des emplois dans le secteur des valeurs mobilières, postule Christian Godin, chef des actions canadiennes chez Montrusco Bolton. On s’assure de mettre en place les mécanismes pour empêcher la création d’une firme de courtage située uniquement au Québec», dit-il.

L’important pour les investisseurs, c’est d’avoir accès aux états financiers et au résumé des éléments de risque, ajoute Christian Godin.

«Cependant, on se retrouve dans une situation où un investisseur québécois peut acheter des titres américains sur le marché secondaire, mais pas des titres canadiens sur le marché primaire.»

«Assurer la traduction de tous les documents peut facilement coûter un quart de million de dollars par an», estime Luc Bachand, chef de BMO Marché des capitaux pour le Québec. Outre la traduction, réalisée par les avocats, il faut également des avis légaux sur la traduction, ce qui fait gonfler la facture des sociétés.

«Les activités de négociation représentent une partie importante des revenus des courtiers», ajoute Luc Bachand. S’il est vrai que la traduction des documents est onéreuse pour de petites sociétés à faible capitalisation, le spécialiste des syndicats bancaires estime toutefois qu’elle est aussi une marque de respect envers les investisseurs québécois.

Le secteur de l’industrie financière responsable de la prise ferme de titres perd en moyenne 2,2 % de sa main-d’oeuvre chaque année depuis 2005, selon les données de l’Institut de la statistique du Québec.

Les estimations relèvent que le secteur comptait quelque 5 800 emplois en 2012, par rapport à 7 300 en 2005. (voir le tableau)

En comparaison, le secteur ontarien de la prise ferme voyait le nombre d’emplois augmenter de 3,4 % de 2011 à 2012.

La loi contournée

Effet pernicieux de la réglementation, «plusieurs courtiers et gestionnaires contournent la loi en ayant pignon sur rue à Toronto», poursuit Luc Bachand.

Étant donné que la grande majorité des grandes institutions financières québécoises possèdent un bureau à Toronto, «on ne crie pas beaucoup à Montréal pour dénoncer la situation», estime Pierre Lortie.

Outre les firmes de courtage locales, ce sont pourtant quelque 1 100 caisses de retraite québécoises qui sont également privées des escomptes disponibles sur le marché primaire.

Et ce, alors que leurs rendements pourraient bien bénéficier de coûts d’acquisition de titres plus faibles.

Au ministère des Finances à Québec, responsable de l’encadrement du secteur financier, «nous sommes informés de la question et nous préparons un avis sur le sujet», explique Mélanie Malenfant, porte-parole du ministre Nicolas Marceau.

À l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui applique la LVM, «nous trouvons toujours préoccupante la situation concernant la baisse marquée au Québec des prospectus déposés dans l’ensemble du Canada», relate le porte-parole Sylvain Théberge, selon qui l’AMF «suit avec intérêt les développements dans le dossier».