Les cryptomonnaies et autres actifs numériques doivent être pris en compte dans la planification successorale, ce qui représente un défi pour bon nombre de conseillers. Faute de préparation adéquate, héritiers et liquidateurs risquent de se retrouver face à des verrous technologiques et juridiques qui peuvent rendre les actifs inaccessibles.
Charlène Bouchard, notaire et professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval, brosse un portrait de ces enjeux et propose des solutions concrètes pour assurer la transmission de ces biens.
Les actifs numériques — cryptomonnaies, jetons non fongibles, logiciels ou même propriétés virtuelles — peuvent être saisis, vendus et doivent être intégrés aux inventaires successoraux, a rappelé la conférencière lors d’une conférence de l’Association du Barreau canadien, division du Québec.
Cependant, tout ne se transmet pas de la même manière. Les biens patrimoniaux (crypto, NFT, logiciels) peuvent être transmis aux héritiers comme n’importe quel actif. À l’inverse, les courriels, profils de réseaux sociaux, données biométriques sont considérés comme des biens extra-patrimoniaux, qui relèvent de la vie privée et ne peuvent être transmis par succession.
« Cette distinction est encore mal comprise et se trouve au cœur de nombreux litiges successoraux actuels », explique Charlène Bouchard.
Transmettre des cryptos à ses héritiers
Le Code civil du Québec reconnaît les cryptomonnaies comme des biens meubles incorporels patrimoniaux, au même titre, par exemple, qu’une action ou un droit d’auteur. Cela signifie qu’elles peuvent être intégrées dans le patrimoine successoral, évaluées fiscalement et attribuées à des héritiers.
Or, pour se faire sans heurts, la transmission des cryptomonnaies exige un élément crucial : l’accès aux clés privées et aux phrases de récupération. Sans ces codes, les héritiers n’ont aucun moyen d’accéder aux fonds, même si ceux-ci figurent dans le testament. Des fortunes numériques, parfois colossales, disparaissent ainsi faute de planification adéquate, signale la notaire.
Pour éviter ces situations, Charlène Bouchard dresse un « B.A.-BA » de la planification successorale des actifs numériques.
Utiliser des portefeuilles fiables et sécuriser les clés privées sont des précautions essentielles, selon la notaire. Le stockage hors ligne (« à froid ») reste le plus sûr, notamment via des portefeuilles matériels. Les portefeuilles en ligne, via des plateformes ou des logiciels, sont plus accessibles, mais plus vulnérables, indique-t-elle
Elle recommande également de créer un document d’accès et de désigner une personne de confiance. Ce document confidentiel peut se présenter en format papier ou sous la forme d’un fichier crypté. Il doit contenir les clés privées, phrases de récupération, mots de passe, noms d’utilisateur et dispositifs de double authentification.
Il doit aussi lister clairement tous les actifs numériques et plateformes utilisées. Surtout, il ne doit pas être inclus directement dans le testament, car celui-ci devient public après le décès, exposant ainsi les informations sensibles. Ce document confidentiel, distinct du testament, doit être mis à jour régulièrement et conservé en lieu sûr, accessible à l’exécuteur numérique désigné.
Nommer un « liquidateur numérique » ou « exécuteur numérique » peut aussi être utile. Ce rôle peut être distinct de celui du liquidateur principal, car il exige des compétences technologiques particulières. Cette personne de confiance sera chargée d’interagir avec les plateformes et de sécuriser l’accès aux biens numériques après le décès. Cela permet d’éviter que les héritiers ou le notaire soient confrontés à des interfaces qu’ils ne maîtrisent pas ou à des procédures complexes d’authentification, signale Charlène Bouchard.
Et les données personnelles ?
Si les cryptomonnaies peuvent être transmises par héritage, il n’en va pas de même des données personnelles. Profils sur les réseaux sociaux, courriels, historiques de navigation, conversations privées, données biométriques ou photos personnelles demeurent en principe intransmissibles. « Elles relèvent du respect de la vie privée et ne peuvent être ni vendues ni transférées », indique Charlène Bouchard.
La culture numérique actuelle accentue ces enjeux : les jeunes générations n’hésitent pas à publier de nombreuses informations sur leur vie privée en ligne. Elles créent ainsi un volume considérable de données susceptibles de soulever des questions successorales. Même les autorités fiscales, comme Revenu Québec, peuvent consulter ces comptes pour valider certaines déclarations, signale Charlène Bouchard.
Aujourd’hui, l’absence de planification successorale pour les actifs numériques entraîne des situations de plus en plus fréquentes où des spécialistes doivent retracer des cryptomonnaies perdues dans les méandres du Web, sans garantie de succès. Des fortunes entières peuvent ainsi rester inaccessibles faute de clés privées ou de phrases de récupération, affirme la professeure.
Pour les gestionnaires de patrimoine, l’enjeu est double : sensibiliser les clients à la nécessité de cette planification et intégrer les actifs numériques dans leur offre de services successoraux. Concrètement, cela suppose d’aborder tôt la question avec les clients, et de les guider dans la constitution du document confidentiel et dans la désignation d’un exécuteur numérique.
Des innovations accompagnent le mouvement. La Chambre des notaires du Québec a récemment octroyé 4 millions de dollars à la Chaire 2.0 sur les contrats intelligents, la chaîne de blocs et les technologies émergentes dirigée par Charlène Bouchard, afin de développer des outils destinés à simplifier le travail pour gérer les successions numériques et sécuriser la transmission des cryptomonnaies.
Succession numérique : 4 bonnes pratiques
- poser systématiquement la question des actifs numériques lors de la planification successorale ;
- informer leurs clients sur les différentes options de portefeuilles et leurs niveaux de sécurité ;
- insister sur l’importance de conserver les clés privées et mots de passe dans un format sécurisé ;
- recommander la désignation d’un exécuteur numérique distinct.