Gérer dans l'adversité
Martin Laprise

Or, les discussions risquent d’être musclées. Dans l’industrie, beaucoup perçoivent la consultation sur l’abolition des commissions comme une autre tuile qui leur tombe dessus et risque de coûter cher.

L’AMF n’a toutefois pas encore pris sa décision finale et le régulateur veut que l’industrie se mette en mode solution. Attention, ces solutions devront s’attaquer aux vices des commissions intégrées, soit le fait qu’elles entraînent un décalage entre les intérêts des représentants et ceux du client ; qu’elles contribuent à une connaissance, une compréhension et un contrôle limités de la rémunération du courtier ; et que, finalement, les commissions ne varient pas en fonction du niveau de service.

Eric Stevenson invite l’industrie à saisir l’occasion d’affaires qui découle de ce dialogue, citant en exemple des courtiers qui ont profité de l’implantation de la deuxième phase du Modèle de relation client-conseiller pour être encore plus transparents avec le client que ce que les régulateurs exigeaient.

«Les changements qui ont cours dans l’industrie ne sont pas autogénérés par l’AMF. Plusieurs paramètres y mènent. L’industrie devrait tourner ça au bénéfice de tout le monde», dit Eric Stevenson.

«Les petits courtiers et les petites institutions sont touchés, et ce n’est pas l’objectif de les rayer de la carte, ni de donner un poids disproportionné à un secteur et à des grands acteurs au détriment d’autres acteurs. Il faut une certaine équité dans le système», ajoute pour sa part Gilles Leclerc, surintendant des marchés de valeurs à l’AMF.

Avec son équipe, Eric Stevenson ira donc à la rencontre de l’industrie. Il a, selon Mario Albert, toutes les qualités pour faire cet exercice périlleux de trouver, avec la contribution de l’industrie, une façon de gérer les conflits d’intérêts découlant des commissions intégrées.

«Il est capable de parler au monde, d’être proche des gens, soutient Mario Albert, qui a dirigé l’AMF de 2011 à 2013 et qui est maintenant à la tête de Finance Montréal. Beaucoup de régulateurs [dans le monde] sont en conflit avec leurs assujettis. Il a réussi à maintenir des relations qui font qu’on peut se parler des enjeux sans que ce soit la guerre.»

L’AMF réfléchit encore aux conséquences d’abolir les commissions sur les petits comptes. «Je ne suis pas sûr que le représentant a un grand intérêt à servir un client qui a un compte de 2 000 $ en lui envoyant une facture. Maintenant, est-ce que ce compte obtient le même niveau de service que le compte de 200 000 $ ? Il est probable que non», dit Eric Stevenson.

Risques d’arbitrage

Il admet également que le mandat de l’AMF est limité afin de contrecarrer le risque d’arbitrage réglementaire entre les valeurs mobilières et les produits bancaires. Cédant sous la pression d’un supérieur, par exemple, un représentant qui peut distribuer les deux produits privilégierait les certificats de placement garanti pour atteindre son quota de vente.

«Je ne suis pas sûr que l’AMF ait tous les leviers par rapport à cet enjeu. Nous voulons que nos assujettis respectent les règles déontologiques, y compris les règles de saines pratiques d’affaires et d’intérêt du client», dit Eric Stevenson, qui n’observe aucun arbitrage systémique.

Quant aux risques d’arbitrage réglementaire avec les produits d’assurance, comme les fonds distincts, les ACVM se sont engagés à les atténuer avec les régulateurs en assurance.

Les ACVM n’ont pas statué non plus quant à la ribambelle de réformes proposées dans la consultation 33-404, dont celle de l’enquête de marché indépendante sur les produits offerts.

«Je concède que c’est une proposition qui allait loin au chapitre de l’impact sur les pratiques d’affaires. On a bien compris les préoccupations de l’industrie», soutient Eric Stevenson.

Il passe un commentaire semblable par rapport à la proposition de revoir le client tous les 12 mois ou plus souvent si un changement important survenait dans sa vie. «Si je gagne aujourd’hui 150 000 $ par année, que je suis marié et que j’ai deux enfants et que demain je divorce, si mon courtier ne le sait pas, j’ai intérêt à le lui dire. Parce qu’il aurait intérêt à faire des choses différemment dans mon portefeuille. Je comprends les aspects pratiques, surtout dans un contexte de facturation directe», note-t-il.

Intellectuel passionné

Eric Stevenson encadre une industrie de gros chiffres, mais quand il était étudiant, il était loin de s’imaginer qu’il aurait ces responsabilités. Sur les bancs d’école, cet intellectuel «n’était pas versé dans les chiffres», selon ses propres aveux. À l’université, il se passionne pour la lecture et étudie la philosophie en plus du droit.

«J’étais attiré par les lettres et la réflexion. Par contre, il avait toujours été clair que je ferais autre chose», raconte-t-il. Inspiré par un oncle qui a été juge à la Cour du Québec, il se réoriente vers le droit. Il devient membre du Barreau en 1999. «En droit, tu peux lire des décisions de 200 pages de la Cour suprême du Canada qui peuvent, à certains égard, ressembler à des textes de philosophie», note-t-il, citant notamment des jugements sur l’éthique du droit à mourir.

De 2001 à 2003, il pratique le droit des valeurs mobilières au cabinet Lavery, de Billy, à Montréal. Puis, Eric Stevenson déménage à Québec, devenant avocat principal, valeurs mobilières et droit commercial chez Desjardins Sécurité financière. «J’avais une conjointe à Québec. J’ai décidé d’aller la retrouver», se souvient le père de famille.

Dans ces fonctions, qu’il occupe jusqu’en 2006, il est en contact avec l’AMF. Les transactions qu’il a pilotées entre la filiale du Mouvement Desjardins et la société mère étaient fortement réglementées. Il a aussi dû travailler avec le régulateur lorsque le réseau SFL a acheté celui de Performa.

Intéressé par la gestion, Eric Stevenson postule à l’AMF et l’intègre en 2006. Depuis, il devient chef du Service de la réglementation et des pratiques professionnelles et commerciales, et directeur principal de l’indemnisation et des politiques d’encadrement de la distribution. Il est promu surintendant de l’assistance aux clientèles et de l’encadrement de la distribution en 2012.

Cette année-là, Québec confie à l’AMF le mandat de délivrer les autorisations requises aux entreprises qui souhaitent conclure des contrats publics, une responsabilité dont il est chargé. «Il y a eu des dossiers très, très stressants et prenants. Des dossiers de refus m’ont personnellement monopolisé.»

L’AMF a été critiquée pour cet encadrement. «L’AMF a été sur la ligne de front pour un processus qui impliquait d’autres partenaires. On a été le paratonnerre», décrit Eric Stevenson.

À la suite de la commission Charbonneau, Québec décide de créer un nouvel organisme qui gèrera l’octroi des contrats publics et reprendra la tâche de délivrer des autorisations. «Je ne le prends pas comme un désaveu, d’aucune façon», dit Eric Stevenson. Selon lui, l’objectif a été atteint. À preuve, beaucoup de ménage a été fait dans les structures corporatives des fournisseurs du gouvernement.

Comme surintendant, il a aussi terminé l’implantation du système qui permet aux assujettis de négocier par l’intermédiaire du service en ligne.

Fintechs essoufflantes

Avec ses collègues, Eric Stevenson aura encore beaucoup de travail afin d’encadrer le secteur en ébullition des fintechs, qui bouleverse la distribution de produits financiers. «C’est essoufflant pour nous aussi. Comme régulateur, il va falloir se poser des questions importantes», dit-il.

À la fin de février, les ACVM lançaient un bac à sable réglementaire, qui vise à évaluer et à encadrer les entreprises souhaitant offrir des applications, des produits et des services novateurs.

«Quand un acteur arrive avec un modèle novateur, on veut le regarder avec une lorgnette qui nous permet de l’intégrer dans le cadre réglementaire», dit Eric Stevenson qui souligne que «personne ne va avoir un free game». Le bac à sable, qui permet aux entreprises de tester des éléments durant une période limitée, évite de créer des précédents au détriment des autres courtiers, précise Gilles Leclerc.

«Le règlement 31-103 date de 2009. Avec l’arrivée des fintechs, on va le repasser au complet, plus tôt que tard», note Eric Stevenson.

Rencontré au début de mars, Eric Stevenson n’avait alors rien à annoncer relativement à la demande de reconnaissance légale des agents généraux en assurance : «Il faut trouver une façon de les aider à avoir une structure de conformité robuste. En valeurs mobilières, c’est plus facile avec la notion de rattachement. En assurance, un représentant peut placer auprès de plusieurs agents généraux qui ont eu des difficultés avec certains acteurs.»

La situation sera peut-être évoquée dans le projet de loi omnibus modifiant plusieurs lois du secteur financier, qui pourrait bouleverser les structures de l’industrie et dont le dépôt est prévu d’ici la fin du printemps à l’Assemblée nationale du Québec.

Beaucoup de travail et de lecture attendent Eric Stevenson dans les prochains mois. À ce chapitre, quel livre l’a inspiré ? La politique dans la peau, de John Parisella. Eric Stevenson a été impressionné par le parcours politique du chef de cabinet des premiers ministres Robert Bourassa et Daniel Johnson, notamment à l’occasion de la crise d’Oka de 1990.

«Il a un style que j’aime : savoir écouter, gérer dans l’adversité, grandir dans des situations, être au coeur d’événements clés. C’est inspirant», note Eric Stevenson. Autant de qualités qu’il devra lui-même manifester pour convaincre l’industrie de changer.