L'éléphant dans la pièce

Clarifions tout de suite un point : il est normal et même souhaitable d’apporter des ajustements au portefeuille d’un client lorsque sa situation change ou que les marchés évoluent. C’est même une partie importante de notre travail.

Là où le bât blesse, c’est quand la motivation du conseiller trouve sa source dans la commission générée plutôt que dans l’intérêt du client.

J’imagine déjà votre air révolté à l’idée que certains puissent penser à cela. Mais réfléchissez un instant et vous n’aurez aucun mal à vous remémorer une situation dont vous avez été témoin ou qu’on vous a raconté. À moins que vous ne l’ayez déjà fait vous-même…

Modèles de « churning »

Pour vous convaincre que cette pratique est plus courant qu’on ne le croit, voyons ensemble quelques exemples de techniques employées, avec ou sans intention malicieuse, qui pourraient constituer du « churning » :

1. « Monsieur Client, votre portefeuille est mal positionné »

Le classique parmi les classiques. Monsieur Client fait affaire avec vous depuis des années, vous lui avez vendu des fonds en frais de sortie ou encore chargé une commission à la vente. Comble de malheur, avant l’échéance des frais, les marchés changent et vous devez repositionner le portefeuille de monsieur Client.

Jusqu’ici, vous n’avez rien à vous reprocher, mais seulement s’il est vrai que le portefeuille du client a besoin d’être réaménagé.

Mais voilà, vous travaillez tellement fort (et il faut bien payer ces vacances auxquelles vous rêvez) que vous méritez d’être payé pour tout le travail de repositionnement effectué. Vous conseillez donc au client un portefeuille dont la structure est en frais de sortie dans une autre maison de fonds, le laissant payer les frais de sortie de la première et s’engager pour un nouveau délai avec la seconde.

Petite variante, vous travaillez en frais d’entrée et vous en profitez pour charger une nouvelle commission à la vente.

Dans les deux cas, vous avez reçu deux commissions pour un même capital investi et avez oublié que votre travail de suivi, de conseil et d’accompagnement, ce qui inclut le réaménagement du portefeuille, est couvert par la commission de suivi ou vos honoraires.

2. Réinitialisation des frais

Puisqu’il faut bien gagner sa vie et parce que c’est là votre modèle d’affaire, tous les fonds souscrits par vos clients le sont en frais de sortie différés. Jusque-là, aucun problème dans la mesure où vos clients sont informés de cela et qu’ils investissent à suffisamment long terme pour ne pas en souffrir.

Cette structure de frais donne, chez la plupart des organismes de placement collectif (OPC) et assureurs, la possibilité de transférer annuellement 10% des parts à frais de sortie directement en frais d’entrée, sans déclenchement de frais pour le client. Génial!

Ce qui est moins génial, c’est lorsque certains malins recommandent à leur client de transférer ce fameux 10% auprès d’un autre OPC ou d’un autre assureur et de l’investir à nouveau dans une structure à frais différés.

Pourquoi un autre OPC ou un autre assureur? Parce que plusieurs gestionnaires empêchent ce genre de mouvement à l’interne. Le transfert aide à brouiller les cartes.

Encore une fois, pour un même capital investi, le conseiller touchera deux commissions en plus de la commission de suivi.


3. Communs-distincts, distincts-communs

Le dernier modèle que nous aborderons ensemble est celui par lequel un conseiller qui détient une double certification (épargne collective et assurance de personne par exemple) conseille à son client de prendre des actifs dans un type de fonds pour les envoyer dans un autre. On passe alors des fonds communs aux fonds distincts ou l’inverse.

Il est alors possible de générer une nouvelle commission pour un même capital investi tout en brouillant les cartes puisqu’il est plus difficile de retracer ce genre de transaction à moins d’être rattaché à un seul cabinet pour toutes les disciplines, et encore.

On pourra toujours évoquer le besoin de garantie ou les frais de gestion pour expliquer ce genre de transaction. C’est parfois tout à fait juste.

Par contre, chez certains conseillers, cela ressemble d’avantage à un modèle d’affaire qu’une volonté de bien outiller le client et parfois, la ligne est mince entre les deux.

Où est le problème?

En fait, on devrait lire : où sont les problèmes? Car il y en a plusieurs :

– Si vous faites cela, vous ne travaillez pas dans l’intérêt du client, contrevenant ainsi possiblement à votre code de déontologie, code d’éthique et surtout au respect le plus élémentaire envers celui qui vous permet de travailler : votre client.

– Vous êtes payé deux fois pour un même montant investi, en plus de la commission de suivi. N’est-ce pas un peu trop? Un peu indécent?

– Vous prolongez sans cesse la date à laquelle votre client sera enfin libre de tout frais. Cela lui enlève de la flexibilité dans la gestion de ses affaires en plus de lui couter plus cher en frais de gestion.

– Vous risquez de perdre la confiance de votre client s’il réalise ce que vous faites. Il m’est arrivé par le passé de rencontrer des gens dans cette situation. Après leur avoir expliqué les faits, sans jamais dénigrer leur ancien conseiller, ils sont devenus mes clients. Je n’ai eu aucun travail de vente à faire, juste être honnête. Vous ne voudriez quand même pas faciliter le travail de vos concurrents? Avez-vous à ce point besoin de défi?

En conclusion, je suis pleinement conscient qu’il n’est pas facile de recruter des clients et d’aller chercher des actifs. Que votre rémunération dépend de ces deux éléments. Mais choisir le « churning », c’est emprunter la voie facile à court terme en laissant dans la cour du client un paquet de problèmes. Un vrai conseiller ne fait pas ça. Et dans les cas où il doit vraiment remanier le portefeuille et que cela engendre des frais au client, il tente de protéger celui-ci en couvrant lesdits frais à même la commission générée

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