«C’est clairement un risque, lance Richard Guay, professeur de finances à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. Surtout un risque que les banques centrales ne fassent pas bien leur travail. Ça peut entraîner des effets catastrophiques.»

Évidemment, en théorie, les banques centrales sont davantage connues pour atténuer le risque que pour y contribuer. Le mandat de la Banque du Canada, par exemple, est d’assurer la stabilité des prix, une mission à laquelle la Fed ajoute celle d’assurer l’emploi au maximum.

Inusité, pas inédit

Toutefois, depuis 2009, la place qu’occupent les banques centrales s’est élargie considérablement, une situation inusitée, mais pas inédite, soutient Jurrien Timmer, directeur, global macro, chez Fidelity Investments, à Boston : «Pendant la Deuxième guerre mondiale, pour payer les dépenses de guerre du gouvernement, la Fed en a acheté les dettes et les a mises sur son bilan».

Deux choses distinguent la situation présente : nous ne sommes plus en guerre et les initiatives de la Fed «sont reproduites à une échelle mondiale» par la Banque centrale européenne (BCE) et par la Banque du Japon (BdJ), note Jurrien Timmer. La démarche de cette dernière, qui vise à doubler et même à tripler la base monétaire, s’avère le cas le plus extrême à ce jour.

Il faut dire que la Fed, qui a lancé le bal en 2009, s’est vu forcer la main dans une certaine mesure, indique Benoît Durocher, vice-président, directeur et chef stratège économique chez Addenda Capital, à Montréal : «À la suite à la grande récession, certaines banques centrales ont dû combler le vide laissé par la paralysie des gouvernements. Aux États-Unis, devant la polarisation et les tribulations du congrès, la Fed a investi le champ d’action en économie».

Les initiatives de la BCE et de la BdJ sont relativement récentes et n’ont pas encore fait leurs preuves. Après six années de politiques inédites de détente monétaire, la Fed peut montrer un parcours assez convaincant. «Dans l’ensemble, elle a fait un bon boulot, affirme Richard Guay. Depuis 2008, je suis un fan des banques centrales, de la Fed en particulier, et de leurs actions musclées, par lesquelles elles ont réussi à contenir le chômage.»

Contrairement à ce qu’annonçaient plusieurs critiques pessimistes, «il n’y a pas eu de catastrophe, fait ressortir Richard Guay. Il n’y a pas eu de récession grave et l’inflation ne semble pas être un problème. Les banques centrales ont raison depuis cinq ans».

Mais l’expérience des banques centrales n’est pas encore achevée, reconnaît Richard Guay. «Actuellement, on s’inquiète de savoir si la Fed sera en mesure de récupérer la situation sans qu’il y ait d’inflation.»

Prise de risque accrue

Pour Jurrien Timmer, d’autres questions sont également en suspens. Principalement, la politique très complaisante des banques centrales est-elle en train de créer des bulles dont l’explosion reste à venir ?

Selon ce dernier, le risque essentiel des banques centrales tient au fait qu’elles changent le comportement des investisseurs face au risque. Par exemple, les obligations gouvernementales, actifs principaux des fonds de pension et des retraités, offrent des rendements faibles à cause des politiques des banques centrales.

C’est ainsi que fonds et investisseurs se déplacent vers des actifs auxquels, en temps normal, ils ne toucheraient pas, ou peu : des obligations à haut rendement et certains actifs boursiers. Exemple éloquent : le secteur qui a le mieux performé en 2014 est celui des services publics. «C’est le secteur le plus ennuyant et le plus défensif, mais les gens l’achètent parce qu’il fournit du rendement», relève Jurrien Timmer.

Un symptôme inquiétant de cette course vers des rendements tient à la force du dollar américain. Au 20 avril, alors que les obligations gouvernementales allemandes de dix ans avaient un rendement de 0,08 % seulement, celui des obligations gouvernementales américaines était de 1,89 %. Les rendements allemands se sont relevés depuis, mais ceci est éloquent.

«Des flots de capitaux affluent d’Europe et du Japon vers les États-Unis, indique Jurrien Timmer. Des tas de fonds japonais nous appellent [chez Fidelity] pour nous demander d’acheter les obligations ayant les meilleurs rendements possible. C’est ce qui explique à mon idée le niveau si élevé du dollar [américain].»

Jurrien Timmer ne peut toutefois repérer, à ce moment-ci, de bulles financières menaçantes. Les titres boursiers affichent encore des multiples cours-bénéfices raisonnables, et l’écart de rendement entre les obligations gouvernementales et les autres titres de dettes se situe dans la moyenne historique.

«S’il y a une bulle, dit Jurrien Timmer, c’est probablement dans le marché des obligations gouvernementales lui-même, où les rendements sont trop faibles.»

Bref, le risque de banque centrale est très présent, constate Jurrien Timmer, mais ce risque n’est pas appréhendé directement : il passe par le risque de marché. Et dans cette période où tous les acteurs retiennent leur souffle en attendant la prochaine initiative de la Fed, ce risque pèse plus que jamais.

«Ce sont les actifs financiers qui ont bénéficié des largesses des banques centrales, pas l’économie réelle», signale Benoît Durocher. À présent, il y a un risque que la valeur de ces actifs s’effondre.

Que leurs politiques de détente monétaire aient poussé les investisseurs vers des actifs plus risqués, les banques centrales en sont bien conscientes, juge Jurrien Timmer : «C’est pourquoi elles font très attention à ne pas apeurer les marchés». Le risque qu’elles font peser sur les marchés est tout simplement trop aigu.