L'obésité d'un fonds peut écraser sa performance
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Comme un humain, un fonds d’investissement peut souffrir d’un poids excessif, de telle sorte que les investisseurs devraient veiller aux dangers d’actifs obèses.

« C’est un thème majeur, mais peu connu et dont on parle peu » juge William-André Nadeau, vice-président et gestionnaire de portefeuille chez Tactex, à Québec. « On a beaucoup parlé au cours des dernières années des frais de gestion, poursuit-il. Pourtant la question des contraintes liées à la taille pourrait s’avérer aussi importante. »

L’obésité sévit sous la forme de ce que M. Nadeau appelle « les contraintes de liquidité » et « l’impact de marché ». Prenons l’exemple d’un gestionnaire de portefeuille qui dispose de 100 000 $ pour investir dans un titre qui affiche un prix de 10 $, une capitalisation boursière de 500 millions $ et un volume quotidien moyen de 50 000 actions. Ce gestionnaire ne ressentira pas de contrainte particulière.

Cependant, considérez que ce gestionnaire dispose maintenant de 20 millions de dollars (M$) pour l’investir dans le même titre. S’il tente de l’investir d’un seul coup, il va catapulter le prix du titre dans la stratosphère. S’il veut demeurer inaperçu et ne pas affecter le prix, il ne devra pas accaparer plus que 20 % du volume quotidien, à un prix quotidien de 100 000$. À ce rythme, il étalera sa transaction sur 200 jours.

Dans le marché boursier, il s’agit d’une éternité. Si le titre se déplace à la hausse pendant ce temps — un mouvement très probable suscité par les transactions mêmes de notre gestionnaire — le prix plus élevé va annuler le gain potentiel de sa stratégie. Telle est la punition de l’obésité.

Repérer l’obésité

Sujet délicat que d’identifier si un fonds est obèse. Il faut tenir compte de la stratégie du gestionnaire et de la fréquence de transactions qu’elle entraîne. Par exemple, un style valeur suscitera en général moins de transactions et un plus faible taux de roulement des titres en portefeuille qu’un style momentum. La région compte aussi : les contraintes seront beaucoup plus élevées au Canada qu’aux États-Unis. La diversification joue également : un portefeuille d’un milliard de dollars réparti entre 200 titres connaîtra moins de contraintes que s’il n’en compte que 25.

L’obésité peut peser lourdement sur les décisions d’investissement, comme l’explique Russel Kinnel, directeur de la recherche sur les gestionnaires et éditeur chez Morningstar. « Si les actifs croissent au point d’exercer une pression sur la stratégie, le gestionnaire peut simplement persévérer et accepter le fait que l’impact de marché va augmenter. Ou, il peut viser des capitalisations boursières plus élevées et perdre des occasions d’investissement. Ou il peut accumuler de l’encaisse, ou encore réduire le roulement des titres. Tout ce qui précède l’éloigne de sa stratégie optimale, et accroît son impact et son coût de transaction. Ou, il peut fermer son fonds à tout nouvel investisseur. »

Fermer un fonds n’est pas une décision facile, surtout quand le département de marketing insiste pour poursuivre la croissance — et hausser les revenus. Présentement, 48 fonds d’actions sur 1 575 au Canada sont fermés aux nouveaux investisseurs, selon la base de données de Morningstar, ce qui reflète l’opinion de M. Kinnel selon qui « l’industrie est devenue plus sage face à cette question ».

La contrainte la plus forte liée à l’obésité, reconnaît M. Kinnel, tient à la perte de flexibilité. Le gestionnaire peut être forcé d’ignorer certains titres, tout particulièrement dans l’univers des petites capitalisations. Malheureusement, « les meilleurs rendements proviennent souvent des petites capitalisations », fait ressortir M. Nadeau.

Certes, aucune contrainte ne s’exercera sur un portefeuille investi principalement dans des actions américaines à grande capitalisation, mais on ne peut en dire autant du secteur des petites capitalisations, note M. Nadeau. « Pour dix titres de petite capitalisation dans mon portefeuille, je dois faire attention quand je dois transiger plus de 100 000$ dans une journée. Au-dessus de ce seuil, je dois collaborer avec un opérateur spécialisé qui doit gérer les écarts de prix et prendre le temps qu’il faut. Si j’avais 20 M$ à investir, je devrais oublier ces titres. Pourtant, ils sont très bons. »

Les fonds d’obligation et les fonds négociés en bourse (FNB) ont également des contraintes liées à leur taille, mais différentes. Par exemple, « la présence en bourse des FNB leur permet d’être transigés rapidement, alors que les titres sous-jecents n’ont peut-être pas la même liquidité », explique Richard Beaulieu, vice-président et économiste principal chez Addenda Capital, à Montréal. Les moments de revirement de marché peuvent entraîner des écarts de prix importants et imprévus pour les détenteurs de FNB.

Dans les marches obligataires, d’une façon plus aiguë que dans les marchés boursiers, il faut composer avec le climat du moment, selon que le marché est « acheteur » ou « vendeur ». Dans un marché « acheteur », dit M. Beaulieu, le gestionnaire qui veut acheter des titres devra faire face à des contraintes de liquidités plus importantes que s’il veut vendre. Cette situation est amplifiée par le fait que, depuis quelques années, les banques détiennent des inventaires d’obligations beaucoup plus restreints, ajoute M. Beaulieu.

Le prix de l’obésité

L’obésité peut abaisser la performance d’un fonds d’un point de pourcentage et même, dans certaines situations plus extrêmes, gruger jusqu’à trois points de pourcentage, calcule William-André Nadeau. Russel Kinnel a établi ce qu’il appelle un « indice d’obésité » qu’il calcule à partir des facteurs suivants : le taux de roulement, les 25 principaux actifs, la totalité des titres détenus et le volume moyen de transactions par jour pour ces titres.

Dans une population de 1 000 fonds américains représentant 80% des actifs sous gestion, M. Kinnel a découvert que, dans le secteur des petites capitalisations, entre les fonds les moins obèses et les plus obèses, il y avait un écart de 1,47 point de pourcentage sur le rendement moyen de cinq ans. Dans les titres de moyenne capitalisation, cet écart était de 1,39 point de pourcentage ; pour les grandes capitalisations, de 1,04 point de pourcentage.

Au total, l’obésité peut affecter les rendements d’un fonds presque autant que les frais de gestion, et les investisseurs ont avantage à garder un oeil sur les signes d’obésité. L’indice d’obésité de Russel Kinnel peut donner une lecture fort précise, mais il requiert un calcul sophistiqué. Il vaut donc la peine de disposer de quelques règles du pouce pour se faire une première évaluation approximative — tout en se rappelant des multiples facteurs mentionnés plus haut.

Au Canada, M. Nadeau juge qu’il faut lever un drapeau rouge quand un fond de petite et moyenne capitalisation avec une taux de roulement sous 50 % atteint 500 M$. Si le taux de roulement se situe entre 50 % et 100 %, le point d’alerte se situe à 250 M$. Dans les grandes capitalisations, une alarme devrait sonner, dans le premier cas, à 1 G$, dans le deuxième, à 500 M$.

Côté obligataire, Richard Beaulieu établit le seuil d’alarme à 1 G$ pour les obligations de sociétés, ce qui inclut les titres à rendement élevé. Plus important que la taille totale de l’actif, il faut tenir à l’œil la taille de chaque titre sous-jacent. « Un bloc de 10 M$ est considéré comme étant pas mal gros », dit-il. Pour ce qui est des émissions gouvernementales, il ne voit pas de contraintes. Aucun fonds canadien ne souffre d’obésité, juge-t-il.

Aux États-Unis, M. Kinnel fixe trois seuils: 3 G$US pour les fonds de petite capitalisation, 10 G$US pour les fonds de moyenne capitalisation et 20 G$US pour les fonds de grande capitalisation.

L’obésité est une affaire d’opportunités perdues, insiste M. Nedeau. « Si j’ai 20 millions $ à investir, dit-il, et que les contraintes de liquidité me forcent à investir seulement 10 millions $ dans une action qui me donne un rendement de 15%, alors que je dois diriger 10 millions $ vers un titre dont le rendement est de seulement 10%, je viens de perdre un rendement brut de cinq points de pourcentage. »

Combien d’occasions de ce genre les gestionnaires de fonds obèses doivent-ils laisser aller, et dont on n’entend jamais parler? C’est une situation à laquelle les investisseurs au Canada sont plus exposés.