«Ça fait quarante-sept ans que je suis dans le métier et c’est la troisième vague indicielle que je vois. Ça vient et ça part.», relativise-t-il, en entrevue assis dans une petite cafétéria lumineuse de HEC. À ses côtés se trouve Jacqueline Cardinal, chercheure associée à la Chaire de leadership Pierre Péladeau de HEC Montréal, qui fait paraître Jean-Guy Desjardins, le phénix de la finance. Depuis 2013, Mme Cardinal, qui en est à sa neuvième biographie de leader, a réalisé sept entretiens avec le financier afin de raconter son histoire.

Dans le livre, elle raconte entre autres que Jean-Guy Desjardins était fasciné par la «théorie moderne du portefeuille». Cette approche développée par des chercheurs américains vise à déterminer la diversification optimale d’un portefeuille. Or, à l’époque, le milieu de la finance montréalais fonctionnait encore beaucoup «à l’instinct», ce qui a permis à M. Desjardins de faire sa marque en mettant en pratique la théorie.

La gestion indicielle pourrait-elle être la prochaine révolution pour l’industrie? Celle-ci séduit même les investisseurs institutionnels. Signes des temps, les régimes de pensions gouvernementaux américains avaient 60% de leur pondération en actions américaines investie de façon indicielle, selon une recherche de la firme Greenwich Associates. Ce poids était de 38% en 2012.

M. Desjardins répond que ce sont plutôt les stratégies de placements alternatifs qui sont à «l’avant-garde du monde du placement». «Les actifs traditionnels, comme les actions et les obligations, ont encore leur place, mais aujourd’hui tout ce qui est infrastructure, immobilier, crédit alternatif prend plus de poids, explique-t-il. Il y a des multitudes de stratégies de placements aujourd’hui. »

Ceci étant dit, la gestion indicielle représente toutefois un risque pour les services financiers de détail et les compagnies de fonds communs, qui servent les plus petits investisseurs, nuance-t-il. « C’est utile pour le petit investisseur qui a un REER de 200 000$, qui n’a pas accès aux mêmes services que les grands investisseurs institutionnels qui vont chez nous. C’est un segment de marché qui n’a rien à voir avec ce qu’on fait. »

Un enfant turbulent décrocheur

Dans son livre, Jacqueline Cardinal nomme Jean-Guy Desjardins: le «phénix de la finance». Cette comparaison à l’oiseau mythique qui renaît de ses cendres est inspirée de deux retours en force inattendus vécus par l’entrepreneur.

Le premier épisode a lieu à la fin de l’adolescence. Le jeune Jean-Guy Desjardins est un élève turbulent, qui s’est fait expulser de plusieurs écoles, apprend-on dans le livre de près de 200 pages. S’il parvient à obtenir de bonnes notes lorsqu’un professeur éveille sa curiosité, ses résultats laissent à désirer si l’intérêt n’est pas au rendez-vous.

Après la dernière expulsion de son fils de 16 ans, Yvette Desjardins, la mère de l’étudiant dissipé, le force à entrer sur le marché du travail. Le jour même, il trouve un emploi de téléphoniste pour une compagnie de recouvrement. Cet emploi au centre-ville de Montréal l’amène à fréquenter la Bourse de Montréal. Sa fascination pour l’ambiance sur le parquet lui donne envie de retourner aux études pour travailler dans la finance. Cette fois sera la bonne, au grand soulagement de sa mère.

Une mère inspirante

De toutes les personnes qui ont partagé la vie professionnelle et intime de l’homme d’affaires, ce sont les passages sur sa mère qui sont les plus marquants. «Oui, elle a vraiment eu une grande influence sur M. Desjardins», acquiesce Mme Cardinal en entrevue avant que le principal intéressé vienne nous rejoindre quelques minutes plus tard.

Mère au foyer, comme c’était la norme dans les années 1950, Mme Desjardins n’en était pas moins ambitieuse et reprochait même à son mari de ne pas l’être assez. Gérant le modeste budget d’une famille de la classe moyenne, elle trouve le moyen d’exprimer cette ambition en achetant un duplex à Montréal. Son fils l’accompagnera d’ailleurs dans ses recherches.

Dans son livre, Mme Cardinal évoque l’hypothèse que Mme Desjardins a transmis cette ambition à son fils. M. Desjardins reconnaît que sa mère a eu une grande influence sur sa vie en lui transmettant les valeurs d’honnêteté qu’il a aujourd’hui. «C’est elle qui définissait les lignes rouges entre lesquelles on pouvait se promener. Elles n’étaient pas très larges, dit-il un rire dans la voix. Quand je sortais, elle me ramenait. »

Deuxième vie professionnelle

La deuxième résurrection est survenue après que M. Desjardins ait été forcé de vendre TAL Gestion globale d’actifs en 2001 à la Banque CIBC, qui détenait une participation importante. Déçu d’avoir perdu l’entreprise qu’il a mis trente ans à bâtir, l’homme d’affaires entame un nouveau départ dans sa vie professionnelle et personnelle. Il se relance en affaires, se remarie et fonde une nouvelle famille.

Sa deuxième vie professionnelle mène à la création de Fiera. La firme de gestion d’actifs montréalaise connaît une progression fulgurante. M. Desjardins investit dans une entreprise qui offre des services financiers dans le secteur de la construction, puis acquiert Elantis, une filiale en gestion de placements du Mouvement Desjardins.

En 2012, l’achat de Natcan, une filiale de la Banque Nationale, est un moment charnière pour l’entreprise. Près de 25 G$ d’actifs sous gestion de Natcan viennent se greffer au 22 G$ d’actifs du gestionnaire de portefeuille montréalais. «Fiera franchit une étape marquante de sa croissance en élargissant considérablement l’importance de ses actifs sous gestion de même que l’éventail et la profondeur de ses stratégies de placements», résume Mme Cardinal dans son livre.

Prochaine étape

Jean-Guy Desjardins a réussi à amener Fiera, avec un actif de 116,9 G$ à la fin 2016, à une taille bien supérieure aux 65 G$ gérés par TAL Gestion globale d’actifs au moment où il l’avait vendue. Fiera veut porter cette valeur à 200 G$ d’ici 2020. Pour ce faire, la direction souhaite croître par acquisition et par une croissance interne de près de 5%.

En entrevue, Jean-Guy Desjardins assure qu’il reste des occasions d’acquisitions. Il dit «toujours» surveiller une liste d’une dizaine d’occasions possibles d’acquisitions. «Parfois, on en élimine et d’autres s’ajoutent, mais nous sommes toujours actifs sur une dizaine de noms. » Le processus peut prendre du temps. Avant d’acheter Charlemagne à Londres au cours de l’automne 2016, Fiera a courtisé l’entreprise pendant 18 mois, souligne-t-il.

Récession

Au moment où certains économistes s’inquiètent que le cycle économique soit trop avancé, les objectifs de Fiera pourraient-ils être mis à mal advenant une récession? «C’est sûr que s’il y a une récession, ça aura un impact sur la taille de notre actif sous gestion et, par le fait même, sur nos revenus, qui sont liés à cette taille, répond-il. Ça nous imposera une rationalisation. »

Une baisse de la valeur des portefeuilles n’est toutefois pas la fin du monde si on parvient à protéger l’actif de ses clients, ajoute-t-il. «Dans ma « business », ce qui est important, c’est le rendement relatif, précise-t-il. Si le marché tombe de 40% et que mes portefeuilles reculent de 25%, je suis un héros. Nos clients seront très heureux de ne pas avoir perdu 40%», avance l’homme visiblement confiant de la valeur ajoutée de sa méthode.

Une récession pourrait également ouvrir des occasions, selon lui. «Ça peut inquiéter bien des petits gestionnaires qui pourraient être intéressés par un mariage auquel ils n’auraient pas vu de mérite avant, nuance-t-il. En partant, une compagnie qui est à vendre, ce n’est pas parce que ça va bien. C’est que ses dirigeants sont inquiets de leur capacité à relever certains défis.»