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C’est le cas des conseillers Éric Brassard et Robin Lévesque, qui contestent le bien-fondé de cette règle sur le site Web de leur cabinet, Brassard, Goulet, Yargeau, Services financiers intégrés.

Ils proposent plutôt une autre démarche, toute simple : «La vraie question qu’il faut se poser est celle-ci : à la retraite, quel est le train de vie que je veux préserver ?»

Un modèle désuet

Les conseillers Brassard et Lévesque associent la popularité de la règle du 70 % aux régimes à prestations déterminées. De nombreux régimes en vigueur chez les grands employeurs privés et publics donnent droit à une rente de 2 % du salaire par année d’expérience jusqu’à concurrence de 70 %, soit 35 ans de service.

«En fait, ce ratio de 70 % du revenu avant impôt n’est basé sur rien de concret, et il a depuis longtemps été réfuté. Il en est de même d’ailleurs de n’importe quel autre ratio, qu’il soit de 60 % ou de 80 %. Toute l’approche est erronée», écrivent-ils.

«Un des problèmes avec cette règle, c’est qu’elle correspond à un modèle désuet, soit celui d’une personne qui travaille longtemps pour une entreprise où l’on retrouve une caisse de retraite», observe Robert Laniel, conseiller en planification successorale chez RBC Dominion valeurs mobilières.

Éric Brassard et Robin Lévesque illustrent leur point de vue de l’exemple suivant. D’un côté, un célibataire de 50 ans qui gagne 100 000 $ par an, et à qui ses parents ont dit qu’il hériterait d’une somme rondelette. De l’autre, une personne qui touche aussi 100 000 $ annuellement, mais qui a à sa charge quatre enfants dont l’un est handicapé, un conjoint sans revenus, et qui de plus est l’aidant naturel d’un beau-parent qui habite chez lui.

«Dans les deux cas, il y aurait apparemment un besoin de 70 000 $ avant impôt durant la retraite… En fait, dans aucun de ces cas la règle de 70 % ne sera pertinente, car le coût de vie est une valeur après impôt, alors que la règle utilise une valeur avant impôt», observent Éric Brassard et Robin Lévesque. D’autant plus que les responsabilités financières de ces deux contribuables sont entièrement différentes.

Cible surestimée

David Truong, conseiller principal en planification financière chez Banque Nationale Gestion privée 1859, abonde dans le même sens. Il renvoie à l’expert Malcolm Hamilton, Fellow de l’Institut C.D. Howe, qui décortique cette problématique avec un autre cas type dans son analyse «Do Canadians Save Too Little».

Il y cite l’exemple d’un jeune couple torontois dont les membres ont 25 ans. Il divise leur vie en trois périodes : celle de 25 à 44 ans, durant laquelle ils gagneront 120 000 $, auront des enfants et s’achèteront une maison ; celle de 45 à 64 ans, durant laquelle ils toucheront 140 000 $ par an et verront leurs responsabilités diminuer graduellement ; puis la dernière période, celle où ils seront à la retraite.

Malcolm Hamilton arrive à la conclusion que même sans aucune épargne, ils toucheront à la retraite 39 732 $ par année (régimes publics, crédits d’impôt, etc.).

Cela représente plus de 78 % des revenus discrétionnaires (revenus bruts moins impôts, cotisations diverses, paiements hypothécaires, dépenses liées aux enfants, etc.) de 50 487 $ dont ils disposaient au cours de la première période de leur vie adulte, où ils devaient s’acquitter de nombreuses dépenses incompressibles (données de 2015).

Toutefois, ce montant correspond à 46 % de leurs revenus discrétionnaires tout juste avant leur retraite, période durant laquelle ils n’avaient plus de responsabilités familiales. On peut donc constater le côté arbitraire de la règle du 70 %.

Selon Malcolm Hamilton, «la règle traditionnelle du 70 % convient aux jeunes familles prêtes à faire d’importants sacrifices durant 20 ans dans le but, une fois à la retraite, de maintenir le niveau de vie supérieur dont ils auront bénéficié tout juste avant la retraite. Elle convient également à ceux qui n’ont pas d’enfants et qui n’achèteront pas de maison».

«Cependant, pour la majorité des Canadiens, la règle du 70 % surestime à la fois le revenu de remplacement à la retraite et le taux d’épargne requis», ajoute-t-il.

De plus, Éric Brassard et Robin Lévesque soulèvent que la règle omet complètement tout le capital détenu par le retraité. «La règle tient pour acquis que le coût de vie dépendra à 100 % des revenus», font-ils remarquer.

En effet, le retraité qui, par exemple, vendrait son chalet ou effectuerait des retraits de son CELI, pourrait encaisser des sommes supplémentaires et maintenir un train de vie supérieur à celui qu’indique son seul revenu imposable.

L’effet capital de l’impôt

D’où l’importance de tenir compte également de la fiscalité. «En effet, les 10 000 $ provenant d’un REER ou d’intérêts d’un CPG correspondent peut-être à une rentrée nette de 6 000 $, tandis que les 10 000 $ du CELI ne seront pas imputés par l’impôt», souligne Robert Laniel.

Selon les conseillers Brassard et Lévesque, «une planification de retraite effectuée à l’aide d’un chiffre avant impôt est une mission impossible.» C’est sans compter tous les programmes sociaux qui, selon le cas, sont ou ne sont pas imposables, et les clauses de récupération si les revenus excèdent certains seuils, comme pour le Supplément de revenu garanti.

Les deux conseillers de Brassard, Goulet, Yargeau citent l’exemple des prestations du Régime de rentes du Québec (RRQ). «Il est parfois préférable de les demander plus tard, par exemple d’attendre à 67 ans au lieu de 60 ans. Est-ce que cela signifie que le client devra dépenser moins à 60 ans et plus à 67 ans ?» demandent-ils.

«En réalité, pas du tout, répondent-ils. À 60 ans, il devra simplement utiliser des ressources différentes de son patrimoine afin de stabiliser le coût de vie au niveau souhaité. Il paiera peut-être plus d’impôt à 67 ans et moins à 60 ans, mais le coût de vie n’est pas modifié.»

Ils poursuivent leur raisonnement avec un autre exemple : «Les retraits du REER deviennent parfois plus élevés à partir de 72 ans et il faut prévoir plus d’impôt. Le coût de la vie changera-t-il pour autant ? Probablement pas. Seule la ponction fiscale sera différente», illustrent Éric Brassard et Robin Lévesque.

Ces derniers mentionnent également le fait que plusieurs retraités tirent des sommes d’une société de gestion.

«Pour eux, il est difficile d’établir le revenu avant impôt avant la retraite, et par conséquent, plus difficile encore d’établir le revenu à la retraite basé sur le revenu avant la retraite. Souvent, le client touche des dividendes pour lesquels le traitement fiscal est bien différent de celui du salaire. La règle du 70 % est inopérante dans ce contexte», insistent les deux experts.

Ils en concluent qu’il est maladroit de tenter d’établir un coût de vie futur avant impôt, même dans des cas relativement simples. Allez voir alors pour des cas plus complexes…

Point de départ ou piège ?

Si de nombreux experts déboulonnent la règle, l’ardeur avec laquelle ils le font diffère.

Ainsi, dans «Le point sur les pensions», Claude Castonguay reconnaît qu’«il n’existe aucun fondement scientifique» à l’appui du taux de 70 %. Mais il choisit sans autre explication une cible de 60 %, jugée «plus réaliste et atteignable».

Quant à Robert Laniel et David Truong, ils considèrent qu’il s’agit d’un point de départ pour aborder la question de l’épargne-retraite avec les clients. «On peut s’asseoir avec eux et leur dire : « Voici : 10 % de vos revenus seront remplacés par la pension de la Sécurité de la vieillesse, 25 % par le RRQ et 30 % par votre caisse de retraite. Cela donne une idée du portrait d’ensemble et on peut partir de cela »», explique David Truong.

Éric Brassard et Robin Lévesque sont inflexibles : «La règle de 70 % est mauvaise à tous points de vue, et la seule option raisonnable est de l’éviter complètement».

Ils déplorent d’ailleurs que Retraite Québec utilise cette règle sur son site Web. «Cela nourrit la désinformation et évite que les gens n’entreprennent un vrai processus de planification de retraite basé sur des notions pertinentes», affirment-ils.

Sur le blogue de Retraite Québec, on précise qu’il s’agit simplement d’une règle générale. Cette règle serait particulièrement utile pour les gens qui n’ont pas encore établi de plan précis pour la retraite.

«Retraite Québec est consciente du fait qu’il y a un débat à ce sujet au Québec depuis toujours. Nous croyons que l’idéal est de consulter un planificateur financier pour obtenir un objectif personnalisé», indique la porte-parole de l’organisme Shanie Lévesque-Baker.