L'étoile montante de la gestion privée
Martin Laprise

Chaleureuse et affable, elle ponctue souvent ses phrases d’un éclat de rire. Sophie Palmer est à son aise dans cette firme de gestion de placements fondée par Stephen Jarislowsky, cet immigrant parti de rien et devenu une icône de l’investissement au Canada.

À seulement 40 ans, elle fait déjà partie des meubles ! Associée principale depuis 2008, elle a débuté sa carrière chez Jarislowsky à 23 ans et n’a connu qu’un seul employeur.

Sophie Palmer fait de la gestion privée de patrimoine pour une clientèle fortunée et elle gère aussi des portefeuilles pour des clients institutionnels.

Elle est membre de l’équipe de sept gestionnaires qui oeuvrent dans ce secteur chez Jarislowsky au Québec et elle relève du président G. Pierre Lapointe, qui supervise la division Gestion privée de patrimoine de l’entreprise.

Cette division a connu une croissance importante au cours des dernières années. Entre 1999 et 2016, elle est passée de 1,8 G$ à près de 9 G$ d’actifs sous gestion, suivant une tendance généralisée dans l’industrie. Le segment de la gestion privée au Canada a crû de 21,5 % entre 2005 et 2015, passant de 14,6 G$ d’actif sous gestion à près de 103 G$, selon Investor Economics.

Chez Jarislowsky Fraser, la gestion privée représente maintenant le quart de l’ensemble des actifs gérés par la firme, qui s’élèvent actuellement à plus de 35 G$. Et ce n’est pas fini.

«Nous voulons une croissance soutenue dans ce secteur d’activité», dit Sophie Palmer, qui a aussi pour mandat d’aller chercher de nouveaux clients. Elle lorgne du côté des veuves, qui sont nombreuses à hériter de fortunes familiales.

«Les femmes survivent souvent à leur mari et se retrouvent du jour au lendemain avec beaucoup d’argent. Malheureusement, comme les hommes les laissaient souvent dans l’ombre à l’époque, elles ont peu de connaissances en placement», dit la portefeuilliste.

Et s’il y a là une possibilité de croissance, voilà aussi une occasion en or pour les femmes qui voudraient exercer ce métier. «Les femmes sont plus portées à aller vers d’autres femmes quand il est question d’argent», remarque Sophie Palmer.

«Parfois, elles sont embarrassées de ne pas savoir la différence entre une action et une obligation, et c’est plus facile pour elles de s’asseoir avec une autre femme pour essayer de comprendre où leur mari allait avec ça», poursuit-elle.

Débuts chaotiques

Cette oreille attentive et ce calme rassurant que Sophie Palmer dégage ne sont pas étrangers à sa réussite au sein de Jarislowsky Fraser. «Son intégrité est l’une de ses très grandes forces», commente G. Pierre Lapointe, qui se souvient comme si c’était hier de son entrevue d’embauche avec la jeune recrue en 1999.

Il a vite été conquis par l’intelligence, les connaissances et l’entregent de cette jeune femme parfaitement bilingue, aussi passionnée de chiffres que de relations humaines.

«Elle avait tous les atouts pour réussir, dit le président de Jarislowsky. Pour moi, c’était évident qu’en y mettant les efforts, elle réussirait. Nous avons été très chanceux de mettre la main dessus, car elle aurait facilement pu aller ailleurs», dit-il.

Sophie Palmer aussi a eu la chance de tomber sur un mentor comme G. Pierre Lapointe, un vétéran qui cumule maintenant plus de 30 ans d’expérience, pour la guider dans la tempête. Car ses débuts dans l’industrie sont loin d’avoir été évidents.

Elle est arrivée peu avant l’éclatement de la bulle technologique, à une époque où le style plus conservateur de Jarislowsky n’était pas à la mode.

«On passait pour des dinosaures et on disait qu’on ne connaissait rien aux technologies, dit Sophie Palmer. On vendait pour trois millions d’actions de Nortel, on allait luncher et le titre avait monté de 2 $ ! On laissait 6 M$ sur la table pour nos clients.»

Résister à la mode a été payant. Quand la bulle a éclaté, les portefeuilles de la firme, étant peu exposés, s’en sont bien sortis. Mais il en fallait du cran pour refuser de céder aux exigences des clients eux-mêmes !

«Il faut parfois dire à ses clients de ne pas bouger et de continuer de croire au plan qu’on s’est donné. Sinon, pourquoi faire un plan si on en dévie à chaque occasion ?»

Valeur et éthique

Sophie Palmer a bien assimilé la culture de son employeur et sa philosophie de gestion qui découle de son fondateur. Un style de gestion axé sur la valeur plus que sur la croissance à tout prix ainsi qu’un sens aigu de l’éthique.

«C’est un défi de toujours rester sur sa ligne et de croire en sa philosophie, dit la gestionnaire. Il y a plein de tendances, de types de fonds et de nouveaux produits, mais on ne peut pas être tout pour tous.»

Le style de gestion de la firme, qui se démarque dans les marchés baissiers, a été mis à rude épreuve ces dernières années. L’actif sous gestion de Jarislowsky Fraser a été amputé de presque la moitié depuis 2009, notamment en raison de la perte de mandats importants et parce que les investisseurs ont eu tendance à délaisser la gestion active au profit de la gestion indicielle et alternative.

L’arrivée des fonds négociés en Bourse, un créneau où Jarislowsky joue un rôle de sous-gestionnaire grâce à un partenariat avec Questrade Financial, bouleverse aussi l’industrie.

Sophie Palmer croit pour sa part qu’il y aura toujours une demande pour une gestion de portefeuille fondée sur l’analyse fondamentale des entreprises dans lesquelles on investit. Une équipe de 25 analystes s’y consacre chez Jarislowsky Fraser, dont le portefeuille type contient environ de 30 à 40 titres.

Il y a six ans, la firme a lancé ses propres fonds communs. Le rendement de son fonds équilibré est de 5,8 % depuis sa création. Son fonds d’actions canadiennes a rapporté près de 6 % et son fonds de revenus fixes a obtenu un rendement de 4,9 %, selon Morningstar.

«Il y aura toujours des titres vraiment bons et d’autres qui donnent des maux de tête, mais ce n’est pas grave. On ne peut pas regarder chaque titre de façon individuelle. Ce qui est important, c’est le rendement total. You are only as good as your middle stock !» dit Sophie Palmer.

La jeune femme, qui s’excuse d’utiliser des anglicismes, n’est pas seulement parfaitement bilingue. Son père étant anglophone, et sa mère, francophone, elle a été élevée dans les deux cultures et a appris tôt la valeur de l’argent.

«Ma mère a grandi sur le plateau et son père a tout perdu pendant la crise. J’ai été élevée de façon très conservatrice, mais l’éducation était très importante» raconte la jeune femme, qui a étudié aux collèges privés Stanislas et Brébeuf.

Son amour des chiffres l’a ensuite menée au programme d’actuariat de l’UQAM, en 1999, où elle est la seule femme de sa cohorte à avoir obtenu son diplôme.

Des chiffres et des gens

Sophie Palmer aime résoudre des problèmes. Détentrice du prestigieux titre de CFA depuis 2006, elle aurait pu finir dans un bureau à produire des analyses financières, mais elle a choisi la relation avec les clients.

«Je désirais vraiment être en relation avec un client pour savoir comment il a fait son argent. Est-il né avec ? A-t-il bâti une entreprise ? Il y a toujours des histoires fascinantes derrière les grandes fortunes. Et quand des pompiers ou des policiers viennent vous donner une tape dans le dos pour vous remercier de vous occuper de leur régime de retraite, c’est très valorisant», dit-elle.

«C’est une personne qui a un sens de l’éthique et est très engagée», dit Jacques Lussier, président d’Ipsol Capital, qui l’a bien connue alors qu’il était président de CFA Montréal, de 2013 à 2015. Sophie Palmer était alors membre du conseil d’administration de cet organisme fondé en 1950 et voué à la promotion du titre de Chartered Financial Analyst (CFA) ou analyste financier agréé. «C’est une personne très efficace sur le plan opérationnel et malgré un horaire très chargé, quand vous lui envoyez un courriel, vous pouvez être certain qu’elle vous répondra dans la demi-heure», dit l’ex-président, qui lui a cédé la barre à la fin de son mandat l’an dernier.

Sophie Palmer dirige maintenant cette association qui est passée de moins de 1 800 membres il y a quatre ans à près de 2 500 membres, dont 17 % sont des femmes. Elle a contribué à la création d’événements majeurs à Montréal qui ont attiré l’attention du CFA Institute, dont la dernière conférence annuelle s’est tenue dans la métropole québécoise.

La présidente milite aussi pour attirer plus de femmes dans la profession. «Ce n’est pas un problème de chiffres, les facultés d’administration sont pleines de filles !» dit-elle. Elle croit plutôt que le métier est mal perçu.

«Les gens pensent que nous sommes tous sur Wall Street, alors qu’il y a tout un côté relationnel avec les clients, qui est moins connu mais beaucoup plus intéressant et où les femmes peuvent offrir une écoute différente de celle d’un homme», ajoute Sophie Palmer.

Maman de jumeaux de deux ans, elle ne cache pas que la conciliation travail-famille impose un horaire réglé au quart de tour et un bon réseau d’entraide. Son conjoint travaille aussi chez Jarislowsky, ce qui ne nuit pas. «On parle le même langage et on comprend nos défis, dit-elle. Un conjoint avec une job aussi exigeante que la tienne demande de l’organisation, mais tout est possible.»

Pour G. Pierre Lapointe, il ne fait aucun doute que Sophie Palmer brillera dans la gestion de patrimoine au cours des prochaines années, au fur et à mesure que les gestionnaires plus âgés prendront leur retraite. «Elle est bien partie pour devenir une géante dans ce domaine-là.»