Au rythme des défis
Martin Laprise

«Bien sûr, j’aurais pu rester chez Desjardins et y terminer mes jours, mentionne Jacques Lussier. L’équipe était formidable, mais je regardais mon âge et où j’étais rendu dans ma carrière, et je me suis dit que si j’avais à faire quelque chose par moi-même, seul, c’était le moment ou jamais.»

Au moment de s’incorporer, il entraîne avec lui un collègue de Desjardins, Hugues Langlois. Ils sont rejoints en juin 2013 par Guy Desrochers, de la Banque Nationale, puis en septembre par Luc Gosselin, lui aussi de Desjardins.

Après neuf mois passés à bâtir l’infrastructure technologique initiale sur laquelle reposera l’architecture de recherche d’IPSOL Capital, la firme obtient au printemps 2014 son premier mandat institutionnel. Aujourd’hui, une dizaine de personnes travaillent au sein de la firme, qui a cumulé un actif de près de 500 M$ auprès de clients institutionnels québécois et ontariens.

Analyste financier certifié, Jacques Lussier n’envisageait pourtant pas d’évoluer dans l’industrie lorsqu’il a terminé ses études. «Après mon baccalauréat en économie et ma maîtrise en finance, je me destinais à une carrière dans l’enseignement, et c’est ce que j’ai fait», raconte-t-il.

Jacques Lussier commence dans l’enseignement en 1983, à HEC Montréal. Dès l’année suivante, il s’engage dans un programme qui lui permet de faire un doctorat en affaires internationales, à l’Université de Caroline du Sud, en contrepartie d’un engagement de cinq ans comme enseignant à Montréal.

«C’est une petite histoire amusante, mais lorsque j’ai rencontré mon épouse, qui est américaine, elle n’avait pas réalisé au début que je devais revenir à Montréal pour au moins cinq ans, raconte Jacques Lussier, sourire en coin. Cela fait maintenant presque 30 ans, et nous sommes encore ici.»

L’industrie financière

Sept ans après son retour de la Caroline du Sud, Jacques Lussier enseigne toujours à HEC Montréal et a même obtenu sa permanence.

Gérard Guilbault, un ami et collègue d’études, vient toutefois de se voir confier les rênes du secteur de gestion de Groupe vie Desjardins-Laurentienne et invite Jacques Lussier à le rejoindre. Celui-ci se laisse tenter et en 1995, prend une année sabbatique de l’enseignement.

«Au départ, le groupe de gestion, c’était principalement du revenu fixe. Nous étions sept personnes et l’actif s’élevait à 4 G$, explique-t-il. Tout était à faire, mais après huit à neuf mois, je suis devenu passionné et j’ai décidé de demeurer dans le secteur privé.»

Jacques Lussier passe finalement 18 ans au sein du groupe, qui deviendra par la suite Desjardins Gestion internationale d’actifs (DGIA). Au fil des ans, il se trouve impliqué dans la gestion des revenus fixes, des actions, des produits alternatifs, des fonds de fonds – autant du côté traditionnel qu’alternatif – dans la répartition d’actifs, puis dans la gestion des équipes de recherche et de développement de produits.

«Ce fut une école absolument extraordinaire», signale Jacques Lussier. Au final, le groupe compte environ 180 personnes et un actif de 45 G$.

L’impact insoupçonné de la crise financière

Jacques Lussier est formel, la crise financière a déclenché chez lui une profonde réflexion. «Nous engagions beaucoup de gestionnaires externes et lorsque la crise est survenue, la question qui m’obsédait était de savoir si nous en avions pour notre argent.»

Évidemment, nous n’avions pas connu une telle crise depuis 60 ans, convient Jacques Lussier. Malgré tout, lorsqu’une crise éclate, s’il n’y a aucune différence entre le gestionnaire payé 20 points de base et celui payé 2 %, «alors pourquoi payer ces frais si nous savons que cela ne va pas nous protéger ?» s’interroge-t-il.

Jacques Lussier entreprend alors une démarche qui s’étirera sur 30 mois et qui le replongera dans la littératie financière produite durant les 30 années précédentes. «Au cours de cette période, j’ai lu plus d’un millier d’articles et des dizaines de livres», affirme-t-il.

La démarche l’amène à rédiger son premier ouvrage, Successful Investing Is a Process, publié en décembre 2012.

«Je me suis rendu compte essentiellement que le facteur chance est incroyablement prépondérant dans l’industrie financière, explique Jacques Lussier. Toutefois, les processus d’investissement qui semblent avoir eu du succès au cours des dernières décennies étaient relativement similaires d’un secteur à l’autre. Je les ai déterminés, et c’est en quelque sorte la source de la création d’IPSOL Capital.»

Le besoin ressenti par Jacques Lussier de relever de nouveaux défis va alors en s’accroissant.

«J’étais en réflexion. À l’époque, la question était de savoir : est-ce que je lance ma propre firme ou est-ce que je tente de faire autre chose ?» Il en informe Desjardins et prépare une transition ordonnée de quelque 20 mois, jusqu’à son départ en mars 2013. Au cours de cette période, Jacques Lussier est même sollicité tour à tour par une firme de New York, puis de Toronto. En fin de compte, IPSOL Capital verra le jour en 2013.

Concurremment, après la publication de son premier livre, Jacques Lussier prend goût à la communication et s’engage davantage dans la vie publique. Dans la foulée, il accepte de devenir membre du conseil d’administration de l’Association CFA Montréal. Il sera président de l’organisme de 2013 à 2015.

Il participe notamment à l’organisation d’événements. C’est en grande partie sur son initiative que Ben Bernanke, qui vient alors tout juste de quitter la présidence de la Réserve fédérale américaine, prend la parole à Montréal en novembre 2014.

«Jacques a la grande qualité d’être modeste, mais il a fait rayonner Montréal en présentant la conférence annuelle du CFA Institute en 2016, une conférence mondiale qui a attiré plus de 2 000 professionnels de l’investissement. Il fut l’un des meilleurs ambassadeurs de la désignation CFA dans le monde», témoigne Sophie Palmer, présidente de l’Association CFA Montréal de 2015 à 2017.

«J’ai souvent dit à Jacques qu’il était une « machine » !», souligne Sophie Palmer, qui évoque la rédaction par Jacques Lussier de deux séries de fiches de littératie financière, l’une pour les investisseurs et l’autre pour les professionnels du placement.

«Il a donné un temps énorme à l’association, et encore aujourd’hui, il continue à donner de son temps au CFA Institute, en plus d’écrire des livres et de bâtir sa firme», ajoute-t-elle.

De fait, Jacques Lussier n’a plus jamais cessé d’écrire. En mars 2017, il cosigne avec Hugues Langlois, directeur à la recherche chez Ipsol Capital, l’ouvrage Rational Investing. Un autre ouvrage est prévu pour 2018.

Jacques Lussier tire d’ailleurs une grande fierté de ces ouvrages. Au sujet de Successful Investing Is a Process, il dit : «J’ai écrit ce livre en 2011-2012 et je vois des investisseurs institutionnels, de grandes caisses de retraite, implanter aujourd’hui des choses dont je discutais dans le livre, par exemple la vision au niveau de la gestion des devises».

Tous ces travaux, ces recherches, je fais ça la fin de semaine et pendant les soirées, indique-t-il. «Certains jours, je travaille sur des choses qui m’intéressent, mais qui n’auront pas nécessairement d’impact à court terme sur la firme, mais peut-être à long terme.»

Ce fut le cas de Successful Investing Is a Process, qui a déterminé l’approche «multifacteur» sur laquelle repose la philosophie de gestion utilisée par IPSOL Capital. Selon cette approche, la performance de presque tous les produits et gestionnaires, qui n’est pas attribuable au hasard, s’explique par la combinaison de trois qualités structurelles persistantes, soit une diversification statistique efficace, une diversification de l’erreur sur les prix, et un équilibre efficace des primes de risque.

IPSOL Capital 2.0

Lorsque IPSOL Capital a été créée, la firme évoluait relativement seule dans son créneau. «Maintenant, nous suivons les répartitions de portefeuilles de neuf de nos concurrents sur nos écrans. Et nous parlons de concurrents dont la taille de l’actif est de dizaines de milliards de dollars, sinon davantage», indique Jacques Lussier. Il évoque un environnement devenu «extrêmement compétitif, même au niveau du multifacteur».

Alors comment IPSOL Capital peut-elle se distinguer ? «Il y a la recherche, c’est évident. Mais il doit y avoir davantage. Il faut déterminer où l’industrie s’en va et ce qu’on peut faire de plus que les autres», estime Jacques Lussier.

Il rappelle qu’au départ, la mission d’IPSOL Capital consistait à créer des produits multifacteurs le plus efficaces possible. «La mission qu’on a aujourd’hui, c’est de parvenir à adapter cette expertise pour n’importe quel client.»

«Si les fondements de notre philosophie, une approche basée sur les facteurs de risque et de comportement, demeurent, nous croyons qu’en donnant graduellement accès aux investisseurs à notre plate-forme technologique d’analyse de portefeuille, de développement de produits adaptés à leur passif et d’exécution électronique, nous serons en mesure d’apporter une expertise et des services au-delà de la simple gestion de produits spécifiques», indique Jacques Lussier.

Pour cette raison, le principal objectif stratégique qu’IPSOL Capital désire atteindre est d’ouvrir graduellement son architecture de recherche et de technologie aux investisseurs par l’intermédiaire d’une plate-forme web au cours des 6 à 18 prochains mois.

Cette architecture de recherche et de technologie, pour laquelle IPSOL Capital a acquis énormément de propriétés intellectuelles, «tant au niveau recherche que technologiques» au cours des quatre dernières années, permet, entre autres, de rééquilibrer électroniquement des portefeuilles de centaines de titres dans 20 pays et 10 devises, et de créer rapidement de nouveaux concepts de produits à facteurs.

«Nous sommes prêts à travailler avec le client pour analyser ses fonds et même pour en concevoir sur mesure afin de répondre à ses besoins. Il n’y a pas de limite à ce que nous pouvons faire et nous commençons même à penser à la manière dont nous pouvons intégrer l’intelligence artificielle», ajoute Jacques Lussier.

S’il conçoit que la firme est susceptible de croître très rapidement au cours des prochaines années, Jacques Lussier tempère les choses, précisant que IPSOL Capital ne recherche qu’un nombre limité de relations, mais désire des relations importantes.

«Mon objectif, ce n’est pas d’être plus riche qu’avant, mais plutôt : est-ce que je peux développer 20 relations importantes ?» mentionne Jacques Lussier. Évoquant une future rencontre à Toronto avec des clients potentiels, il dit : «Je ne vais pas leur parler de nos produits, je vais plutôt parler de recherche et technologie».

Jacques Lussier n’en fait pas un secret. Il est beaucoup plus intéressé par la recherche que par la gestion de l’entreprise. Pour lui, il est clair que lorsque IPSOL Capital aura suffisamment crû, il veut pouvoir se concentrer sur la vision et la recherche, et s’éloigner de la gestion au quotidien de l’entreprise.

«Présentement, je travaille sur la planification financière à long terme et sur l’amélioration des processus de gestion dans la gestion financière, car je vois ça comme une orientation d’avenir», affirme Jacques Lussier, les yeux déjà tournés vers son prochain défi.